Chaque génération a négocié, à sa manière, son rapport au numérique.
La Génération X ? Elle a vécu la fracture. Elle a connu le monde d’avant, analogique, puis l’irruption brutale du numérique.
Les Millennials ? Ils ont saisi l’outil avec enthousiasme. Ils ont codé, swipé, bâti les premiers réseaux sociaux, croyant que la technologie serait le levier de la liberté.
La Génération Z ? Elle n’a rien adopté. Elle est née dedans. Naviguant entre identités multiples, flux infinis, et injonctions contradictoires.
Aujourd’hui, la Génération Alpha ne franchit pas une étape, elle vit une rupture.
Le numérique n’est plus un simple outil : il est devenu l’infrastructure de la vie quotidienne.
Dans un monde où convergent IA, réseaux intelligents et environnements numériques immersifs, ce n’est plus seulement la façon de s’informer ou de créer qui change, mais la manière même de travailler, de collaborer et de donner du sens à son activité.
Apprendre à manager… sans humains ?
Cette génération sera sans doute la première à manager d’abord des IA avant de manager des humains. Aux hard skills et soft skills, il faudra désormais ajouter ce que l’on pourrait qualifier d’out skills.
Concevoir un jeu vidéo, écrire un film, développer un logiciel : autant d’activités qui impliquent déjà la coordination de dizaines de modèles d’IA. Le rôle de l’humain devient celui d’un chef d’orchestre, capable de faire dialoguer des IA hétérogènes - qu’elles soient propriétaires, open source, européennes, américaines ou chinoises.
Et cela pose une question essentielle : que devient la transmission du savoir émotionnel si les premières expériences se jouent non pas avec des personnes, mais avec des réseaux de neurones artificiels ?
Car manager une équipe, ce n’est pas additionner des compétences. C’est comprendre ce qui ne se dit pas : les élans, les résistances, les silences. C’est lire les gestes, les regards, les hésitations. C’est avancer au milieu des forces invisibles qui font une équipe humaine : motivations, tensions, espoirs, craintes.
C’est naviguer dans la vie réelle.
À la croisée des émotions
Dès lors, deux scénarios se dessinent.
Dans le premier, une génération qui, anesthésiée émotionnellement dans le cadre professionnel, le devient aussi dans sa vie privée. Les interactions sont efficaces mais vides. Les émotions s’émoussent, laissant place à une humanité qui s’amenuise.
Mais un autre chemin est possible. On pourrait voir émerger une génération lucide.
Très tôt confrontée aux risques de l’hyperconnexion, souvent guidée par des parents attentifs - dumbphones, restrictions d’usage, journées sans écran -, elle considère la santé mentale comme un actif, non un luxe. Dans ce contexte, fixer des limites deviendrait naturel : séparer clairement vie professionnelle et personnelle, sans confusion émotionnelle ni débordement.
Ils pourraient ainsi éviter ce que tant d’autres ont longtemps peiné à maîtriser : critiques mal digérées, tensions mal placées, confusion entre vie privée et professionnelle.
Et peut-être, grâce au temps que l’automatisation libérera, choisiraient-ils de ne pas le dilapider dans le divertissement facile mais de l’investir pour mieux se connaître, évoluer et distinguer ce qui mérite une émotion… et ce qui ne la mérite pas.
La passion, alors ?
On a glorifié cette idée : fais de ta passion ton métier, et tu ne travailleras plus jamais.
Maxime séduisante. Et dangereuse.
Cette injonction a conduit à l’épuisement. Beaucoup s’y sont brûlés, sacrifiés, oubliés.
Bernard Palissy, céramiste du XVIᵉ siècle, en est l’exemple tragique. Obsédé par le secret de l’émail blanc, il a consacré des années à ses recherches. Quand il n’eut plus de bois pour alimenter son four, il brûla ses meubles, puis son plancher… jusqu’à sacrifier sa propre maison. Sa passion était sublime. Et destructrice. Car sans limites, la passion ne libère pas : elle dévore.
Des siècles plus tard, la même promesse a ressurgi sous une forme nouvelle.
En 2019, Li Jin théorise la Passion Economy : une économie où la passion devient moteur professionnel. Grâce aux plateformes - YouTube, Instagram, Patreon, Twitch - chacun peut monétiser sa créativité. Autonomie. Épanouissement. Liberté.
Mais l’idéal s’est vite fissuré. Sous la pression de produire sans relâche, de plaire aux algorithmes et de rester visible, beaucoup se sont épuisés. Une étude a mesuré le phénomène : 90 % des créateurs ont souffert de burn-out, 71 % ont envisagé de quitter les réseaux sociaux.
Même Li Jin a reconnu les limites du modèle : précarité, course à l’attention, compétition mondiale. La Passion Economy a alors changé de nom. Et de réalité. Elle est devenue la Creator Economy. Plus lucide.
Le flow : une voie d’équilibre
Si la passion a épuisé, c’est qu’on en a fait un absolu, sans nuance. En réalité, il ne s’agit pas de renoncer à l’intensité, mais de la canaliser autrement.
C’est là qu’entre en jeu le flow.
Le flow, tel que le définit Mihaly Csikszentmihalyi, est cet état où l’on est concentré, absorbé, aligné. Où le défi et les compétences s’équilibrent. Où l’action coule naturellement, sans tension ni distraction. Ce n’est ni l’euphorie, ni la douleur. C’est la justesse. Dans le flow, on ne s’oublie pas. On ne se sacrifie pas. On avance. Présent. Équilibré. Entier.
Mais le flow ne dépend pas uniquement de la volonté ou des qualités individuelles. Il exige aussi un environnement qui offre de vrais défis, de l’autonomie et un cadre propice. Or, le monde du travail distribue ces conditions avec parcimonie. Les métiers créatifs y mènent parfois. Les emplois précaires ou fragmentés, presque jamais.
L’IA : amplifier ou détourner le flow ?
L’IA générative pourrait-elle devenir un allié dans cette quête d’équilibre ?
Des IA personnelles capables d’adapter le niveau de défi, de filtrer les distractions et de soutenir l’apprentissage pourraient devenir de véritables « coachs du flow ».
Elles aideraient à maintenir cet état optimal et à libérer un temps précieux - en automatisant les tâches répétitives ou chronophages.
Mais tout dépend de la finalité.
Si ces IA sont conçues pour renforcer l’autonomie humaine, elles pourront amplifier le flow. Si elles servent la captation de l’attention ou la maximisation de la performance au profit d’intérêts business, elles ne produiront qu’une illusion de flow. Et sans équilibre réel, le même piège toujours nous guette :
Trop de passion sans flow mène au burn-out.
Trop de flow sans passion peut mener à la dérive : l’action devient mécanique, sans direction ni but.
Alors, vous l’aurez peut être deviné : le défi du XXIᵉ siècle ne sera pas de choisir entre passion et flow.
Il sera de les réconcilier.
MD & AF
Aurélien FENARD est expert en transformation numérique RH. Il pilote des projets innovants mêlant IA, data et écosystèmes digitaux. Engagé sur les IA génératives, il explore leur impact sur les compétences à travers des contenus et des courts-métrages. Son approche est guidée par l’éthique, l’inclusion et la protection des données.
Une vision très taoïste que ce flow. Les asiatiques, et plus particulièrement les chinois, seront peut-être plus à l’aise que nous au final sur le sujet de l’IA.
Merci pour ce beau texte, c'est toujours un plaisir de vous lire.