To block or not to block
Dans l’histoire humaine, bloquer a toujours été une action chargée de significations. Bloquer une attaque, bloquer un sentiment, bloquer un chemin - autant de gestes, souvent perçus comme des marques de force, de défense, ou de stratégie. Aujourd'hui, cette notion prend une tournure inédite dans le domaine numérique. On bloque non seulement l'accès aux réseaux sociaux, mais aussi aux emails indésirables, aux notifications incessantes, voire à certaines applications ou sites web.
Du pionnier Adblock à Freedom, les bloqueurs se diversifient. Leur présence devient plus tangible, notamment avec les “phone box”, des boîtes où l'on enferme son téléphone avec un minuteur. Ce phénomène, loin d'être anecdotique, a généré 40,5K recherches sur Google en décembre, un nombre doublé en deux ans. Sur Amazon, les ventes pour la requête “Phone lock box with timer” sont en forte croissance, comme l’illustre le graphique ci-dessous.
Enfermer nos téléphones, un reflet de notre propre sentiment de captivité, marque une tentative de reprendre le contrôle. Néanmoins, le blocage, utile en surface, ne traite pas le fond de notre addiction. Il peut même engendrer une dépendance au blocage lui-même, créant ainsi de la frustration. De surcroît, une fois le verrou levé, on risque de compenser par une surconsommation, renforçant ainsi les comportements qu'on cherchait à modérer. Pour remédier à cela, il faudrait plutôt cultiver la conscience de notre usage.
Aro a parfaitement saisi l'enjeu et transforme la contrainte en rituel. La “lock box” en bois se réinvente en pièce design, tandis qu'une application gamifiée fédère la famille autour d'un défi commun. Ce processus, soutenu par des thérapies comportementales, vise à enraciner durablement le changement.
Dans cette démarche de conscientisation, on retrouve également des applications comme Opal ou Jomo. De son côté, One Sec suspend brièvement l'accès aux réseaux sociaux et nous encourage à “prendre une profonde inspiration” et à réfléchir à nos intentions, nous détachant ainsi des habitudes régies par l'impulsivité ou la passivité.
Ni “smart” ni “dumb”... mais “wiser”
Une autre voie s’observe également : celle de transformer, voire de changer nos outils. Réfléchissons-y un instant. Les smartphones nous rendent dumb : il y a un sentiment de vases communicants cognitifs entre l’homme et la machine. Si l’intellect doit se répartir entre les deux, autant diminuer celui de la machine et reprendre ce qui est à nous. C'est précisément là que les “dumbphones” font leur entrée.
Chaque mois, environ 65k recherches sont effectuées sur Google pour « dumbphones », soit une augmentation de 300 % en trois ans. Sur Reddit, le subreddit éponyme a vu son nombre d'abonnés bondir de 1k en janvier 2020 à 42K en janvier 2023, reflétant un intérêt croissant pour un retour à l'essentiel. Parmi les marques emblématiques du mouvement, mention pour The Light Phone ou encore Punkt. Et pour ceux qui ne souhaitent pas effectuer un changement radical ? Minimalist Phone, une app qui transforme votre smartphone en “dumbphone”, a été lancée en 2022 et a attiré plus d'1 million d'utilisateurs Android en un an.
Néanmoins, en cherchant à éliminer le superflu, le “dumbphone” ne risque-t-il pas de nous faire basculer dans un extrême opposé, nous éloignant de la réalité ? La question essentielle n'est pas tant la capacité à embrasser le low-tech dans un univers dominé par le high-tech, mais plutôt la pertinence de le faire. Cette réflexion prend tout son sens dans le cadre professionnel, où la dépendance technologique est profondément ancrée, révélant une fracture numérique axée sur la dépendance plutôt que sur l'accès. Bref, il faut viser un juste équilibre.
C'est précisément dans cette zone intermédiaire, cherchant à maximiser les avantages tout en minimisant les inconvénients, à maintenir le contrôle tout en s'émancipant, que l'offre se développe.
Ainsi GabbWatch3, a destination des adolescents, se pose en accessoire tendance, détournant astucieusement l'image des téléphones basiques, souvent décriés par les jeunes pour leur manque de style. La marque Techless, pour sa part, ambitionne de pousser le concept encore plus loin. Ni “smart” ni “dumb”, mais … “wiser”. Un appareil qui minimise les sollicitations tout en offrant la connectivité à laquelle nous sommes habitués, dans une approche plus équilibrée. Car l’outil est conçu pour favoriser les interactions et la vie avec le monde réel.
Cette quête d'équilibre technologique reflète d’ailleurs une tendance plus large. Alors que l'Occident a scruté l'émergence des super apps comme WeChat en Chine, une inclinaison vers des technologies “à but unique” se dessine. Aux États-Unis, Ash se distingue avec son IA éducative sur la biodiversité, un véritable Pokédex pour enfants.
En Australie, Swarovski Optik a présenté au CES 2024 des jumelles capables d'identifier 9k espèces d'oiseaux, marquant un intérêt renouvelé pour des technologies qui nous relient au monde naturel de façon directe et enrichissante.
I have a dream
Dans une ère où le silence et la reconnexion avec notre environnement deviennent des aspirations clés, un marché dynamique émerge. Les ventes impressionnantes des Loop Ear Plugs (5 millions de bouchons vendus en 2023, 600k recherches sur Google le mois dernier !), l'engouement pour les “silent travels” et les cabines de Digital Detox chez Unplugged soulignent une tendance grandissante vers la tranquillité. À souligner aussi, l'engouement impressionnant pour les réveils simulateurs d'aube de la marque Hatch (201k requêtes sur Google, 601K de CA estimé par Jungle scout sur Amazon US le mois dernier). La raison ? Une tendance accrue à éloigner le téléphone de la chambre à coucher, couplée au désir d'un réveil évoquant avec douceur les premières lueurs de l'aube.
Cette tendance prend également forme à travers la multiplication d'initiatives “sans téléphone”, à l'exemple de Samy’s Diner près d'Albi, où Adrien Martin offre café et digestif à ceux qui laissent leur téléphone de côté, visant ainsi à raviver les interactions humaines. À destination des jeunes, Mastercamp, lancée par Outspire, l'incubateur de Pierre-Edouard Stérin, met en place des camps de vacances d'excellence. Ces séjours visent à valoriser le temps libre des adolescents en les déconnectant des écrans, tout en stimulant la découverte et le développement de nouvelles vocations. Cette mouvance s'étend jusqu'aux concerts, où les artistes cherchent à créer une connexion plus authentique avec leur public, dans l'espoir de dissiper la “nowstalgie”, cette mélancolie d'un présent souvent masqué par l'expérience vécue à travers l'écran de son téléphone.
Toutefois, la démarche n'est pas sans arrière-pensées. Exclure les téléphones des concerts ne vise pas uniquement à restaurer l'authenticité ; cela sert également des intérêts commerciaux, offrant aux artistes la possibilité de monétiser des contenus exclusifs. Et pour la petite anecdote, Prince, l'un des premiers à interdire les téléphones lors d'un concert en 2013, était toutefois sponsorisé... par Samsung !
C'est dans cette réflexion sur notre rapport au numérique que réside une écho lointain à l'histoire d'Ozymandias …
À l'image du pharaon dont le règne est réduit à un souvenir gravé dans la pierre, nos efforts pour dompter la technologie révèlent notre quête d'une empreinte durable dans un monde éphémère. Ce n'est pas tant la technologie en elle-même qui définit notre héritage, mais la manière dont nous choisissons de l'utiliser pour enrichir notre vie et celle des générations futures.
Ainsi, alors que nous cherchons à naviguer entre l’hyperconnexion et la déconnexion, peut-être devrions-nous aspirer non seulement à un retour au réel, mais à une réconciliation avec notre capacité à rêver au-delà de nos écrans. Car, en fin de compte, ce n'est pas dans la pierre ou dans le pixel, mais dans le cœur humain et dans nos actions, que réside la véritable immortalité.
MD - Article co-écrit avec Julien Rousset de la newsletter Screenbreak (que je vous recommande évidemment ;)
Merci pour cette édition passionnante Marie.
Je vous lis toujours avec intérêt
Dommage qu'il n'y ait pas de solutions françaises. Si jamais, j'aurais été intéressée de voir si les Français ont fait des choses similaires.