Redéfinir le “bien manger”
Dans un monde où les pratiques alimentaires oscillent entre praticité et prise de conscience, difficile de ne pas observer à quel point les méthodes de transformation se sont renforcées ces 60 dernières années.
Additifs, émulsifiants, texturants, conservateurs : entre obsession de la conservation et optimisation des coûts de production, une majorité de produits - 74% en alimentation conventionnelle, 53% pour le bio - a succombé à l'ultra-transformation. Une course à la productivité qui se traduit aussi par une détérioration des nutriments : selon une étude publiée dans Scientific Reports, la teneur en protéines du blé aurait diminué de -23% entre 1955 et 2016. Même tendance pour le manganèse, le fer, le zinc, ou encore le magnésium, qu’il s’agisse de blé ou d’autres aliments. Une réalité peu digeste à laquelle vient s’ajouter l’omniprésence des emballages plastiques qui, outre leur impact sur l’environnement, sont scientifiquement rattachés à la présence de perturbateurs endocriniens.
Un consommateur en quête de repères
Face aux défis de la nutrition moderne, les consommateurs semblent en quête de repères, comme en témoigne la requête Google “examples of processed foods”, en hausse de +39% en un an. Si des outils comme le Nutri-Score ou Yuka peuvent aider à y voir plus clair, ils comportent des limites, le Nutri-Score ne prenant pas en compte, par exemple, la transformation des aliments. Et si la classification Nova intègre bien cette notion, elle en reste là. Dans cet écosystème déjà complexe, l'OMS y va aussi de sa petite nuance en précisant que tous les aliments ultra-transformés ne sont pas forcément mauvais pour la santé…
Bref, il faudrait presque additionner tous ces outils pour obtenir quelque chose d’un tant soit peu cohérent. Sachant qu’il manquerait encore certaines informations : application ou non de méthodes de culture à bas impact, mise en place d’une chaîne d'approvisionnement courte, détail du cahier des charges du bio… Sans parler de la composante personnelle, qu’il s’agisse d’allergies, d’intolérances, du niveau de sédentarité ou encore du lieu de vie. Qu’on se le dise, les besoins caloriques ne sont pas les mêmes que l’on vive en Antarctique ou à Bogota.
C'est ici que l'IA générative entre en jeu : au lieu de s'appuyer sur les labels statiques, les agents conversationnels permettent une interaction plus dynamique et plus nuancée. J'ai d'ailleurs développé un tel agent, ‘In cibo veritas’ (‘Cibo’ signifie ‘food’ en latin, vous me suivez ? ;-) Vous pouvez le tester ici, avec juste le pré-requis d’avoir un compte ChatGPT payant.
J’ai paramétré In cibo veritas selon les éléments suivants :
Le mode d’emploi est simple puisqu’il vous suffit d'envoyer une photo de l'étiquette des ingrédients ou du plat qui vous intéresse : l'agent vous fournira une analyse dans la foulée.
Point d’attention : ce prototype minimum viable (MVP) est en cours de perfectionnement. Il partage certaines similitudes avec des applications existantes comme Foodvisor, Bitesnap et Cronometer qui facilitent le suivi alimentaire. Toutefois, mon MVP introduit une dimension conversationnelle, non présente chez ses concurrents. Le problème ? Dans tous les cas, ces outils dépendent d’un certain degré de saisies manuelles, ce qui peut s’avérer fastidieux. La véritable innovation pourrait émerger avec le développement de technologies post-smartphone, comme l'AI Pin, qui facilitent la collecte et l'enregistrement des données de manière contextuelle et fluide, assurant ainsi une expérience sans couture.
Politiques nutritionnelles : un vent de changement
Reste que le sujet du “bien manger” s’inscrit évidemment bien en amont de la chaîne, comme le montre l'exemple du Brésil, qui a récemment interdit les produits ultra-transformés dans les écoles de Niterói, tandis que la Colombie vient d’introduire une taxe santé sur ces aliments et les États-Unis envisagent de réviser leurs directives diététiques en intégrant des avertissements contre ce type de produits. Une évolution qui pourrait redéfinir notre rapport aux produits du quotidien comme les nuggets, les céréales du petit déjeuner ou encore les yaourts. Dans un article paru dans Les Echos, Yves Legros, directeur général de Yoplait, fait ainsi part d’un switch stratégique lourd de sens : le désinvestissement de la marque dans les yaourts aux fruits au profit du yaourt blanc, notamment le Skyr. Une transition qui répond à une tendance de fond puisque les consommateurs tendraient désormais à privilégier les recettes nature pour y ajouter leurs propres toppings. “La tendance n’est pas du tout à la sur-sophistication mais au contraire à la simplicité, la naturalité”, résume Yves Legros. Dans la même veine, des enseignes comme Biocoop se démarquent en adoptant une position forte contre l’ultra-transformation. Less is more : un mantra qui s’affiche en 4x3 dans le métro à travers la campagne du livre “Je cuisine avec trois ingrédients”. Clair, net, sans chichi.
Ces politiques vont aussi bientôt avoir un impact significatif sur tout le secteur de la restauration. Dans une interview accordée à La Tribune, Olivia Grégoire, Ministre déléguée aux PME et au commerce, a ainsi confirmé l’obligation pour les restaurateurs français d’indiquer les plats non “faits maison” sur leur carte d’ici 2025. De quoi repositionner le home made en tant que standard et booster des concepts tels que Label Ferme, qui propose de la street-food en direct des producteurs, ou Berrie, une enseigne à la fois cantine, marché de quartier et épicerie fine. Mention également pour La Récolte et sa charte très stricte qui n’accepte que des produits certifiés bio, de saison, et en provenance de circuits courts. Avec un certain rapport à la transparence puisque les plats - préparés avec les produits de la boutique - sont cuisinés sur place, sous les yeux des clients.
En provenance des Etats-Unis, le concept du “grocerant” est apparu au milieu des années 90 avec une idée de base, celle d’implanter un restaurant dans une épicerie ou un supermarché. Si le phénomène s’observe depuis plusieurs années au sein d’espaces sélects comme Lafayette Maison ou La Grande Epicerie du Bon Marché - qui compte sept restaurants -, la tendance tend aujourd’hui à se renforcer au-delà du segment premium. Elle gagne aussi en caractère expérientiel en intégrant des pop-up, des cours de cuisine et autres dégustations scénarisées.
Une approche du mieux manger qui s’incarne aussi dans l’essor de la nutrition dite fonctionnelle. Un bon exemple est la chaîne new-yorkaise Honeybrains qui s’est lancée sur le créneau de la brain food : ici, chaque boisson, chaque plat, est conçu pour optimiser sa santé cognitive. À noter également, l'émergence de concepts comme le "gut-resort", qui vise à booster le microbiote, mettant en lumière la tendance croissante vers une spécialisation fonctionnelle dans le secteur alimentaire.
Le coût caché de notre alimentation
Autant de changements positifs qui pourraient avoir un impact significatif sur le coût des denrées alimentaires : un challenge pour de nombreux ménages déjà aux prises avec des difficultés financières et qui s’incarne par les antivols parfois apposés sur certains produits.
Mais à bien y réfléchir, le système agro-alimentaire actuel recèle déjà bon nombre de coûts cachés. Tout d’abord, les aliments ultra-transformés, en perturbant les signaux entre l'intestin et le cerveau, nous incitent à manger plus et donc, à dépenser plus.
Du reste, nos impôts financent un système agro-alimentaire essentiellement non-durable, qui lui-même impacte financièrement notre système de santé à l’heure où nombre de maladies chroniques sont souvent liées à… notre alimentation. Un coût paradoxal auquel s’ajoutent ceux infligés à l'environnement et à la société : au total, ce cercle vicieux pourrait peser pour au moins 10.000 milliards de dollars par an selon une récente étude de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO).
L'influence de traitements tels que l’Ozempic, qui altèrent les goûts alimentaires et diminuent l'appétit chez les individus obèses, est également susceptible de transformer le paysage. D’ailleurs, des restaurants aux US commencent déjà à proposer des 'plats Ozempic', tandis que des entreprises comme Nestlé conçoivent des produits dédiés pour accompagner la prise de ce type de médicaments.
La complexité de ce sujet est colossale. Et une question se pose : le monde est-il prêt à intégrer directement ces coûts tiers dans le prix des aliments ? Pas si sûr. Dans un marché qui cache soigneusement ses externalités négatives, afficher le véritable prix de nos consommations fait office d’acte de résistance. Une approche cruciale alors que, comme le rappelle le consultant en alimentation Mike Lee : “La nourriture est le seul produit dans l'histoire de la civilisation à avoir un taux d’adoption de 100 %, impliquant chaque individu sur la planète et pas seulement l'industrie alimentaire et agricole.”
Cette prise de conscience ne se limite pas à un simple changement dans nos habitudes alimentaires ; elle appelle à une redéfinition complète de notre relation à la nourriture. Chaque élément de notre assiette porte en lui l’histoire des ressources, du travail, de son impact sur l'environnement et des nutriments qu'il apporte. Ce virage vers une alimentation consciente et éclairée a le potentiel de transformer non seulement notre santé, mais aussi l’état de notre planète. Une révolution qui se joue à chaque coup de fourchette.
MD
PS. Un grand merci à Daniel Skavén Ruben et Olivier Frey pour leurs précieux conseils lors de la relecture du draft de cet article.
Merci pour ce contenu très intéressant, balayant plusieurs angles de la même thématique tout en étant assez complet.
Très complet en très peu de mots. Bravo ! Une question: à quel moment cette dérive à commencer (cette ultra attention, ultra transformation, ultra conscientisation). Peut-on espérer qu'en zoomant large sur l'histoire de l'humanité, ce sera un micro phénomène?