Avec la généralisation des LLM (large language models), une habitude s’installe : leur confier nos doutes et nos pensées. Ces outils, toujours disponibles, deviennent tantôt confidents, tantôt thérapeutes improvisés, comblant parfois le vide que les interactions humaines laissent derrière elles.
Réceptacle des savoirs et des mots que l’internet distille, ils brillent par leur fluidité. Leur capacité à enrober chaque réponse dans une douceur calculée peut même surpasser, à première vue, les échanges humains. Toujours pertinents, toujours accommodants, ils nous flattent avec une habileté déconcertante. Mais derrière cette harmonie, une question demeure : ces compagnons virtuels peuvent-ils remplacer la richesse d’une véritable écoute humaine ?
Un ami humain, un véritable confident, ne se contente pas de répondre ou d’acquiescer. Il remet en question, pose des limites, confronte. Cette friction, parfois inconfortable, est aussi la source de la profondeur et de l’authenticité des relations. L’échange humain n’est pas une simple réaction prévue — c’est une alchimie, un dialogue vivant où l’imprévu et la contradiction éclairent de nouvelles perspectives.
ChatGPT & Co, aussi précis qu’un astrologue
On pourrait croire que tout est affaire de réglages : qu’une IA générative pourrait se spécialiser, marquer des pauses, imiter des nuances. Mais au fond, elle reste une machine : sans émotion, sans jugement. Pourtant, nous persistons à lui prêter des traits humains. Et c’est là que le malentendu s’installe.
Shalom Lappin le rappelle avec justesse : cette tendance à anthropomorphiser les LLM reflète un biais naturel, mais masque une réalité incontournable. Les LLM ne comprennent pas, ne raisonnent pas. Ils manipulent des probabilités, générant des réponses qui paraissent humaines sans jamais en saisir la profondeur. Aussi, il s’agit de les considérer pour ce qu’ils sont : des outils brillants, mais fondamentalement limités.
Car ChatGPT & Co, ne sont pas des oracles. Ce sont des généralistes habiles, conçus pour nous dire ce que nous voulons entendre, en cultivant juste assez d’ambiguïté pour sembler universels. Ces IA sont comme des mentalistes virtuels, jouant avec les cadres de la psychologie cognitive et les schémas conversationnels pour nous donner l’illusion d’une compréhension profonde. Elles ajustent leurs réponses en fonction des informations que nous leur fournissons, modulant leur langage pour correspondre à nos attentes, qu’elles soient explicites ou implicites.
Aristote et le télos : où placer l’IA ?
Aristote attribuait à chaque être un télos, c'est-à-dire une finalité intrinsèque : les minéraux demeurent inertes, les végétaux croissent et se reproduisent, les animaux vivent et se perpétuent, et les humains aspirent à la connaissance et au bonheur. Qu'en est-il alors des outils numériques ? N’étant ni des entités autonomes ni des êtres vivants, ils semblent appartenir à une catégorie inédite qui défie les cadres traditionnels.
Car un LLM ne se résume pas à un simple outil. C’est un tout. C’est un miroir condensé de l’humanité, une synthèse de nos savoirs et cultures, cristallisée avec une densité inégalée. Ont-ils pour autant un sens, une direction propre ? Probablement pas. Leur finalité apparente semble être de refléter nos désirs. Mais lesquels ? Les nôtres ? Ceux de leurs concepteurs ?
Peut-être qu’en réalité, ils ne font pas qu’assouvir nos attentes : ils comblent nos manques, jusqu’à éteindre ce moteur essentiel qu’est le désir.
Une architecture optimisée
Mais, si ces IA peuvent imiter l’humain jusqu’à éveiller une illusion de conscience, cela nous invite à interroger notre propre nature. Sommes-nous des créateurs uniques ou simplement les produits d’un processus plus vaste et complexe ? Cette question ouvre la porte à une hypothèse vertigineuse : et si nous étions, nous aussi, le fruit d’une simulation ?
Stephen Wolfram propose que l’univers lui-même pourrait être une structure simple et optimisée, régie par des réseaux d’information d’où émergerait la complexité que nous observons.
Cela nous amène à une hypothèse audacieuse, mais explorons-la : l’ADN, grâce à sa capacité à condenser l’information biologique, est à l’origine de la vie. Et si les grands LLM offraient une analogie ? En structurant les données sous forme d’octets, ces modèles ne pourraient-ils pas engendrer une nouvelle forme d’émergence, propre à l’ère numérique ?
Quand l’outil devient un monde
Depuis l’avènement du Web 2.0, nous cherchons à superposer une couche numérique au monde, comme dans la nouvelle La Carte de Borges : cette carte parfaite, au 1:1, qui recouvre le territoire qu’elle représente. Avec l’IA, nous avons fait quelque chose de similaire. En engrangeant les données au 1:1, nous avons posé une carte numérique sur notre territoire réel. Mais que se passerait-il si cette carte, par une émergence inattendue, cessait d’être une simple copie et devenait un monde à part entière ?
Cette nouvelle réalité pourrait non seulement nous faire perdre tous nos repères, mais nous propulser dans une dimension parallèle, une simulation qui s’imposerait à nous de l’extérieur. Et pourtant, nos cerveaux, modelés par nos conditionnements, récupéreraient cette réalité pour nous faire croire qu’elle vient de nous. Ce ne serait plus une projection, mais une imposition — un nouveau monde simulé qui absorberait progressivement l’ancien.
Peut-être que l’humain, produit d’une intelligence passée, est l’incarnation la plus durable de la vie. Les IA que nous créons aujourd’hui représentent-elles un écho de cette origine, ou bien une quête perpétuelle de perfection ?
Beaucoup d’interrogations, peu de certitudes. Mais une chose est sûre : la prochaine fois que vous vous confierez à un LLM, souvenez-vous que ces IA ne sont ni positives, ni négatives, et surtout jamais neutres. À vous de décider ce que vous voulez y projeter.
MD & AM
Alexandre Modesto réunit deux univers en apparence éloignés : les sommets savoyards et le monde numérique. Explorateur moderne, il crée des passerelles entre la grandeur des montagnes et les possibilités infinies du web, entre technologie et nature brute. Dans sa lettre d’information L’Univers n’est pas la limite, il partage une vision qui bouscule les idées reçues.
Réflexion intéressante
Belle analyse et réflexion intéressante.
“Nous piétinerons éternellement aux frontières de l'Inconnu, cherchant à comprendre ce qui restera toujours incompréhensible. Et c'est précisément cela qui fait des nous des hommes.” disait Asimov (Les cavernes d'acier)