Should I stay or should I go ?
“L’espace est un doute” prophétisait il y a quelques années Georges Perec. Hasard de la vie, l’extérieur post-pandémique est en effet devenu pour certains anxiogène, et les raisons et la motivation pour se rendre au bureau, au restaurant, à l'hôtel, au musée, ou encore en voyage ont cessé d’être une évidence. Le phénomène n’est pas qu’une impression : la FOGO, la fameuse Fear-of-Going-Out affecterait, aux US, une personne sur trois, selon une enquête réalisée par Qualtrics.
Le déplacement est désormais un arbitrage : y aller, ou non ? Un point de friction dans lequel intervient l’hyperphysicalité. Hyper, quoi ? l’hyperphysicalité est, au départ, une notion empruntée à la danse traduisant la “sur-expression” des corps. Depuis la pandémie, elle a été reprise par l’architecte Thomas Heatherwick en résidence au MIT comme étant l’indispensable supplément d’âme des espaces physiques après le confinement.
Comme l’explique Thomas Heatherwick : “La nouveauté post-covid est que, si vous devez quitter votre domicile, le monde physique - en dehors de la vie publique - doit être vraiment conscient de la façon dont il va se connecter avec vos sentiments et vos émotions, parce qu’il n’est plus cette chose automatique avec laquelle vous devez vous engager autant que vous le faisiez dans le passé.”
Il s’agit donc pour les professionnels de l’hospitalité, les retailers, designers et architectes, mais aussi DRH, de donner ce supplément d’âme nécessaire aux espaces physiques, aux objets et à la culture, afin de procurer une raison plus urgente de sortir de nos cocons intérieurs.
C’est cette quête qui fonde l’hyperphysicalité. Car, post-confinement, le constat reste le même, pour les consommateurs (le foot traffic en magasin est encore inférieur de 20 % par rapport au niveau pré-pandémique - source Statista) comme pour les salariés (70 % ne s’attendent pas à un retour normal au bureau - source YouGov) : le retour est loin d’être acquis.
Bref, comme l’explique la chercheuse Deborah Tannen, le confort est dans l’absence. Pour donner l’envie, et l’impulsion de “re-sortir”, il faut aujourd’hui trouver de nouvelles raisons, comme celle de “faire ensemble”.
“Le confort d'être du présentiel avec d'autres personnes pourrait être remplacé par un plus grand confort dans l'absence, en particulier avec ceux que nous ne connaissons pas intimement. Au lieu de nous demander : "Y a-t-il une raison de faire cela en ligne ?", nous nous demanderons : "Y a-t-il une bonne raison de faire cela en personne ?" - et il faudra peut-être nous rappeler et nous convaincre qu'il y en a une.”
Réenchanter l’espace physique indoor…
Face à ce constat, le physique n’a pas dit son dernier mot. Dans la lignée de Thomas Heatherwick, plusieurs architectes et designers montrent que les raisons de redécouvrir des espaces hyperphysicalisés et accueillants ne manquent pas.
Des sociétés pionnières, comme Google, ont relevé le défi de l’hyperphysicalité en aménageant de nouveaux espaces hybrides de bureaux mélangeant convivialité, communauté, modularité et distance. Habituées à la guerre des talents, elles ont compris que le back-to-the-office pouvait, aussi, être un avantage concurrentiel à investir.
Bonne nouvelle également pour l'hyperphysicalité : l'imagination intérieure, compressée (et inspirée ?) par le covid, est à l'œuvre. De nouveaux dispositifs physiques ou digitaux viennent augmenter l’espace pour répondre à deux challenges de taille : Comment le rendre plus tactile ? Comment le rendre plus attirant ?
Des réponses se font jour. En retail, l'arbitrage maison/déplacement pourra par exemple se résoudre grâce à un design savamment étudié. On pense aux intérieurs méditatifs d'Andres Resinger ou encore les murs tactiles d'Eduard Eremchuk. Des idées également à l'œuvre dans le concept-store de Warby Parker à Chicago.
Et magnifier l’outdoor !
L’extérieur peut aussi redevenir spectaculaire. La travail de l’artiste Patrick Shearn chez Poetic Kinetics vient démontrer qu’il est possible de ne plus “douter” des espaces, mais bien d’en profiter.
Little Island, un nouveau ponton de parc public gratuit au sein du grand parc de la rivière Hudson, qui a ouvert ses portes en mai 2021, possède également cette touche d'hyperphysicalité puisqu'il a été conçu pour créer "le sentiment de laisser Manhattan derrière soi", selon le designer Thomas Heatherwick.
L'extérieur, avec l'aide de la nature et de la technologie, peut redevenir spectaculairement grandiose, comme l'attestent les arbres géants de la forêt urbaine de Garden Bay, designés par Wilkinson Eyre et Grant Associates à Singapour. Pour preuve : cette nature augmentée attire depuis son ouverture plus de 50 millions de visiteurs.
Bâtir des expériences d’hyperphysicalité
Si de nouvelles règles s'écrivent chaque jour, les meilleures expériences d'hyperphysicalité devraient cependant réunir les 4 caractéristiques suivantes pour être efficaces :
1- Un élément de surprise, une promesse de sérendipité
Vous connaissez sans doute le dicton “être là ou l’on ne vous attend pas”. C’est précisément de cela qu’il s’agit. Cette notion de supplément d'âme, ou de vie améliorée, est étonnante car elle demande de casser les codes et, de facto, surprend. Le bureau de design suédois Front par exemple a conçu une nouvelle collection intrigante de meubles. Intitulée Nature Furniture, cette collection s'inspire des formes et des motifs créés par les plantes et les animaux. Selon Front, le projet a nécessité des années de développement et de recherche sur les effets sur la santé physique et mentale, ainsi que sur l'importance culturelle et psychologique des environnements naturels. Objectif ? Transposer des fragments de nature chez nous pour en tirer tous les bienfaits, comme l’explique une des fondatrices “De nombreuses études ont prouvé que la proximité de la nature possède de nombreuses qualités thérapeutiques et est bonne pour la santé personnelle et publique. (C'est) la partie fondamentale des relations de l'homme avec son environnement que nous souhaitons expérimenter."
2- Explorer le rôle de l'émotion dans le design
On s’attaque ici à ce qui est propre à l’être humain : l’émotion. Une notion qui peut se traduire de multiples façons. Un exemple : au Danemark, la société Tableau exploite le pouvoir de guérison du design dans un espace de santé mentale inédit ouvert depuis quelques semaines. Comme l’explique le psychothérapeute Xanthippi de Vito, à l’origine de cet espace atypique au média Wallpaper : “J'ai clairement indiqué que l'ensemble de l'expérience, depuis l'entrée et le retrait des chaussures, en passant par les portes de l'espace, jusqu'au rituel de la sortie, devait être conçu de manière réfléchie. Nous avons entrepris ensemble de créer un espace qui renverse la rhétorique et accueille un sens ludique de la curiosité" Le résultat ? Un espace où tout s’engage dans un processus de guérison. Chaque pièce est peinte avec des tons très subtils et des nuances froides sur les murs et les boiseries, explique le designer Julius Værnes Iversen qui a dirigé le projet. Les plafonds sont assortis aux murs, mais dans des tons beaucoup plus sombres. Iversen l’explique : "De cette façon, vous vous sentez ancrés dans le sol, comme si une grande couverture descendait sur vous". Rien n’a été laissé au hasard, ni même les peignoirs et les serviettes, à la fois lourds et doux, donnant à l'utilisateur l'impression d'être étreint.
3- Lieux, espaces et socialité : un sens aigu de la communauté
Les tiers lieux, terme inventé par le sociologue Ray Oldenburg en 1989, désignent les endroits où les gens passent du temps entre leur domicile ("premier" lieu) et leur travail ("deuxième" lieu). Ils jouent un rôle de plus en plus important dans le renforcement de notre sens de la communauté, devenant le "salon" de la société, où nous échangeons des idées, nous nous amusons et construisons des relations.
A Thionville, une bibliothèque récemment lancée s'est justement inspirée de ce concept, “un lieu où le public devient acteur de sa propre condition, un lieu où l’on conçoit autant que l’on reçoit.” Sa particularité ? Le fait d'être constituée d'une collection de petits espaces sociaux - des "bulles" - qui permettent à des activités individuelles de se dérouler en privé ou en tandem. En parallèle, les matières de l’espace collectif offrent des parcours multiples dont le processus de dévoilement devient le jeu de la promenade.
Les espaces hyperphysiques peuvent-ils être transformatifs à plus grande échelle ? sans aucun doute. Les fifteen-minutes cities de Carlo Moreno ou les Chartered Cities inspirées du Dr Mark Lutter viennent elles aussi nourrir les projets d’hyperphysicalités urbaines, plaçant l’humanisation des espaces au cœur du mouvement. Au Sénégal, le projet d’Akon city, un projet de 6 milliards de dollars lancé le 31 août par la Star sénégalaise Akon et son partenaire John Karras producteur à Hollywood, designé par l'architecte Hussein Bakri, vise à hybridiser, les métiers, les espaces, les arts et la création, dans son quartier de Senewood. L'esthétique hyperphysique est aussi étonnamment présente dans les univers SolarPunks de l'architecte Vincent Callebaut et ses créations à la fois sur-naturelles et harmonieusement intégrées à leur environnement. Dans sa version la plus élevée l'hyperphysicalité réussit le challenge de rendre à la nature sa puissance sans paraître artificielle.
"La ville de demain ne sera plus inerte."
Vincent Callebaut
4- Un effet tactile ou haptique mémorable
Le sens du toucher - mis à mal pendant le covid - est en train de revenir en force et dans des dimensions encore inexplorées. Les chercheurs s’intéressent notamment de plus en plus au concept d’intéroception. De quoi s’agit-il ? la perception par votre cerveau de l'état de votre corps, transmise par des récepteurs situés sur tous vos organes internes. Par exemple, un frisson, un soupir, une respiration qui s'accélère... Des éléments qui pourraient eux-aussi se retrouver dans des expériences d’hyperphysicalité en pleine conscience.
Inspiré par le concept des rideaux, Be Right Back est un projet singulier qui a été conçu "en tenant compte des besoins individuels en matière de relaxation et de soulagement du stress". Le mouvement poussé-tiré permet à son utilisateur d'émuler des mouvements connus pour soulager le stress et l'anxiété. Selon les mots du concepteur : "Be right back n'a pas seulement été conçu dans l'intention de créer des choses, mais aussi pour stimuler les idées et susciter la discussion. Pour qu'il prenne forme/vie, le design doit être interprété par l'individu - ce à quoi une chaise idéale pourrait ressembler pour son utilisateur, avec la reconnaissance de ses systèmes haptiques et de ses possibilités spéculatives."
Quand le digital cherche son hyperphysicalité
Ainsi, cette quête d’hyperphysicalité devient également un enjeu de taille pour le digital avec une volonté forte d’ancrage dans le réel. Si vous n’en avez pas conscience, voici comment cela se traduit :
Des interfaces plus intuitives, plus “réelles” grâce aux nouvelles technologies haptiques ou à la RA. Poparazzi par exemple, une application sociale lancée en mai 2021 a mis en place un onboarding haptique. Concrètement, le téléphone vibre au fur et à mesure que l’on visionne la vidéo d'introduction, imitant le retour haptique que l’on obtient lorsqu’on prend une photo avec une caméra classique. Et l’intensité augmente au moment où l’application met en exergue la fonctionnalité rafale. Mais cela peut aller encore plus loin. Les équipes de Meta, anciennement Facebook, travaillent sur ReSkin, une peau artificielle qui pourrait introduire le sens du toucher dans le métavers. Parallèlement, les étonnanes “poignées” de réalité augmentée du Chinois Shadow Creator viennent redonner un sens haptique aux extensions digitales dans le monde physique, réalisant par là la promesse du Dynamic Spatial Media de l’ex designer d’Apple, Bret Victor.
Cette quête d’hyperphysicalité peut s’exprimer également à travers des expériences d’ancrage dans le réel comme ces DNVB qui lancent des magasins physiques aux concepts expérientiels poussés, réinventant ainsi le point de vente pour en faire un véritable lieu de vie. La démarche cible toutes sortes de secteurs. Récemment, le Musée Van Gogh, en partenariat avec la marque de yoga Manduka, a lancé une collection capsule inspirée de trois peintures faites par Van Gogh lorsqu’il était à la clinique Saint-Paul de Saint-Rémy-de-Provence. L’objectif étant de proposer une collection de “mental merchandising” qui va au-delà de l'œuvre du peintre, pour incarner son humanité, lui-même connu pour avoir vécu des périodes de vulnérabilité mentale. Une vulnérabilité qui résonne en tout un chacun… a fortiori en ce moment ?
Une autre expérience d’hyperphysicalité à laquelle chacun peut se référer entoure l’achat de l’iconique iPhone ou chaque détail de l’unboxing est savamment étudié... de l’inspection des cordons / oreillettes maintenus dans du papier origami ou le retrait de la protection d’écran, avant même d’avoir allumé le téléphone... Rien n’est laissé au hasard puisqu’il existe une “salle du packaging” ou des employés du design vont passer des mois et des mois à ouvrir +100 prototypes avec des matériels et des formes différentes pour offrir la meilleure expérience possible.
La “défictionnalisation”, qui désigne la reproduction dans nos espaces physiques de mondes fictifs issus de la télévision, du cinéma, du web ou du gaming, est également en plein boom. En 2019 déjà, Warner Bros et Super Fly X lançaient “The FRIENDS Experience”, une célébration interactive de la série sous forme de pop-up éphémère, avec la possibilité de découvrir des reproductions de décors ou de boire un verre dans un café identique au Central Perk ! Fort de son succès, elle est d’ailleurs devenue une exposition permanente. Depuis, les exemples se multiplient à une vitesse vertigineuse. Pour preuve : Airbnb est en train de faire de la défictionnalisation un axe important de son offre. Ainsi, en partenariat avec Disney, la firme américaine a mis en location la maison de Winnie l’Ourson, mais pas seulement…
Ces dernières semaines elle a également proposé en location la maison du film Scream ou encore l’appartement de Carrie Bradshaw de Sex in the City. Derrière ces offres inédites, on retrouve un homme, Bruce Vaughn, qui dirige depuis quelques semaines la nouvelle équipe Experiential Creative Product d'Airbnb, après avoir travaillé dans les effets spéciaux dans l’industrie cinématographique.
Le monde du gaming est également un univers en quête de son hyperphysicalité. Parmi les exemples, citons le jeu Tomb Raider qui a édité à l’occasion des 25 ans du jeu un livre de 40 recettes inspirées par les voyages de l’héroïne Lara Croft. Autre exemple intéressant, celui de Design Home, un jeu de design populaire (ndlr: téléchargé 100k fois en septembre dernier selon Sensor Tower) qui a lancé en 2020 un site e-commerce à part entière appelé Design Home Inspired. Ainsi, lorsque les joueurs tombent amoureux de produits dans le jeu, ils peuvent les acheter IRL.
L’imitation du vivant grâce au biomimétisme. Ce terme qui décrit les pratiques qui s'inspirent et imitent les stratégies présentes dans la nature offre des perspectives intéressantes d’innovation. Parmi les exemples du moment, citons la marque de mode biomimétique Auroboros (Alexander McQueen) et ses habits numériques qui imitent la croissance d'une fleur, s'épanouissant, fleurissant puis mourant sous vos yeux. Autre exemple assez fascinant : la marque de beauté Unseen et sa gamme de maquillage détonnante qui change de couleur sous le flash de votre smartphone. Un concept qui n’est pas sans rappeler le phénomène de bioluminescence dans la nature.
Ainsi, si en septembre 2021 le terme “metaverse” a été recherché 368K sur Google périmètre monde (soit 14 x plus qu’en septembre 2020), l’hyperphysicalité représente, elle, l’exact contrepoint du fantasme prométhéen de META, comme l’autre face d’une même pièce, dans un ballet délicat entre les bits et les atomes - devinez qui va construire des magasins - et un maillage sans cesse renouvelé entre hyperphysicalité et hyperdigitalité.
Vous aviez peur d’un monde entièrement fait de virtuel factice ? C’est bien le contraire qui s’annonce : on n’est pas “au-dessus” du monde mais bien en son sein dans un mélange d’infra et de multi-sensorialité réelle. A vous d’expérimenter.
Marie
Écrit avec mon cher ami Patrick Kervern.
Un grand merci au duo Whatsinsider, Matt Klein et Prakhar Shivam pour leurs précieux conseils.
Newsletter passionnante 😍
Comme d'habitude, de très grande qualité. Intéressant à l'heure du développement des métaverses de voir qu'il est possible d'augmenter nos réalités autrement qu'avec des expériences virtuelles ! Bravo Marie !