Je sors d’Aznavour. Le film. Une claque. Quelques longueurs, c’est vrai, mais vite dissipées dans mes pensées. Il y a ce moment suspendu où, après des tournées devant des salles à moitié vides, Aznavour rentre à Paris pour un concert qui pourrait être le dernier. Le rideau tombe ; il reste là, figé, hésitant à revenir sur scène. « Tu entends ce bruit des strapontins ? Je le connais trop bien… les gens s’en vont. » Mais le bruit se poursuit. Les rideaux s’ouvrent de nouveau : ce ne sont pas des départs, mais une ovation. Le public est là, vibrant pour lui.
C’est ça, kando. Un mot japonais pour décrire une onde lumineuse, un moment de beauté pure et inattendue, qui émeut l’âme au plus profond. Aznavour, sur scène, suspendu, touché par ce frisson partagé. Un lien, une reconnaissance de l’autre, presque mystique. En sanskrit, on parle de kama muta, cet émoi profond qui naît du lien humain, de cette connexion intime. Un instant qui n’existe que pour ceux capables de le sentir, de le vivre.
Alors, posons la question : où se niche ce frisson face à une intelligence artificielle ? Là où l'IA capte des signaux, l'humain les ressent ; là où elle imite des émotions, l'humain les incarne. Car même nous, humains, peinons à saisir cette émotion fugace, unique, infiniment personnelle. Voilà la frontière : non dans ce que l’IA sait faire, mais dans ce qu’elle ne sait pas être. Nos émotions s’enracinent dans des siècles de rituels et de liens humains, quand l’IA reste, elle, prisonnière de son cadre d’optimisation. Si elle déraille, si elle hallucine, si elle produit des erreurs grotesques, ce ne sont que des effets secondaires de calculs froids, statistiques.
Le paradoxe de la (dé)humanisation
Et c’est ici que le paradoxe éclate. L’imitation reste une pâle copie, amputée de l’essence de ce qu’elle prétend reproduire. Parfois, cela frôle même l’absurde. Prenons cette anecdote : Runway, qui développe des outils d'IA pour la création visuelle, utilise aussi l’IA dans sa communication. Rien de surprenant, sauf que, pour rendre ses emails « plus humains », les ingénieurs y ajoutent… une faute de frappe aléatoire. Une tentative touchante, mais navrante, de singer la maladresse humaine.
Mais là où ce jeu d’imitation devient un jeu de dupes, c’est avec l’IA dite « émotionnelle ». Une étude récente, Feels Like Empathy: How 'Emotional' AI Challenges Human Essence, expose un paradoxe troublant : en cherchant à rendre l’IA empathique, en lui prêtant des qualités humaines comme la conscience, la morale, on vide ces valeurs de leur sens. Ce paradoxe de (dé)humanisation alerte : en anthropomorphisant les machines, nous risquons de réduire l’empathie humaine à une série de réactions prévisibles, sans âme.
Cette vision trahit ce que Kant appelait le principe fondamental : traiter l’humanité comme une fin en soi, jamais comme un moyen. Gianpiero Petriglieri le résume : « Le problème, ce ne seront pas les machines qui viendront, mais les machines que nous deviendrons. »
Sonder notre humanité
Et pourtant, l’IA générative dessine un nouvel horizon. Là où les premières IA structuraient le monde rationnel, celles d’aujourd’hui plongent dans l’informel — textes, poèmes, musiques, images —, touchant ainsi aux fragments les plus humains de notre existence. Si la première génération d’IA saisissait l’explicable, l’IA générative touche désormais à l’insaisissable, à l’âme humaine en quelque sorte, en nous poussant à une introspection nouvelle.
Mais il ne s’agit pas seulement de l’IA : la convergence des neurotechnologies, de la robotique et bientôt des technologies quantiques s’entrelace pour nous offrir ce que nous réclamons le plus – du temps. Que ferons-nous de ce temps gagné ? L’emploierons-nous à sonder notre humanité, ou le perdrons-nous en divertissements, fuyant ainsi ce face-à-face intérieur que Pascal redoutait déjà ?
Dans cette quête de perfection simulée et d’empathie artificielle, cherchons-nous une simple imitation de nous-mêmes, quitte à nous y perdre, ou aspirons-nous à une résonance authentique qui nous rapproche de notre véritable essence ?
Large Language… Nuances ?
Des expériences de « résonance » avec l’IA commencent déjà à se dessiner, des moments où elle capte une part de notre monde intérieur. Chez USV, un fonds d’investissement US, la musique joue en continu. Chacun y ajoute librement des morceaux, construisant une playlist commune. Un modèle GPT observe cette sélection pour saisir l’humeur collective du jour. Ici, l’IA perçoit quelque chose d’inattendu : un reflet de l’inconscient partagé, un climat invisible qui se dégage des choix musicaux de chacun.
Mais cela reste anecdotique face à ce qui se profile. Aujourd’hui, nous disposons de modèles conçus pour évoluer, tant par leur architecture que par leurs interfaces. Des modèles capables de gagner en finesse, en granularité et en personnalisation. Imaginez une IA qui affine sa compréhension, qui décèle nos nuances, et qui s’ajuste pour mieux nous saisir dans toute notre complexité.
Des travaux récents, comme l’architecture Talker-Reasoner visent justement cet objectif. Inspirée du livre Thinking, Fast and Slow du psychologue et économiste Daniel Kahneman, cette approche sépare les capacités de l’IA en deux « parties » distinctes : le Talker (parleur) et le Reasoner (raisonneur).
Le Talker est conçu pour réagir de manière rapide et intuitive, un peu comme le ferait un ami lors d’une conversation légère. C’est lui qui capte nos questions immédiates et répond de manière fluide, sans s’attarder sur une analyse complexe. À côté de lui, le Reasoner agit différemment : il prend plus de temps pour réfléchir et propose des réponses plus profondes, fondées sur une analyse détaillée. Dans le cadre d'un conseil pour mieux dormir, par exemple, le Talker pourrait capter une inquiétude spontanée de l’utilisateur — "Je me sens fatigué chaque matin". Le Reasoner, lui, irait plus loin en étudiant les habitudes de sommeil, pour suggérer un plan d’amélioration adapté et structuré.
Quand l’IA éclaire l’humain
L'IA pourrait devenir une alliée inattendue, miroir de notre complexité et tremplin vers des vérités cachées.
Dans une époque où le malaise professionnel prend mille visages — un lieu qui, de fait, nous définit, car c’est là que nous passons le plus de temps —, tant de personnes semblent marquées par une fatigue sans nom. De nouvelles réalités se dessinent : le bore-out, cet ennui sans fin entre réunions inutiles ; le brown-out, cette lassitude face à des tâches sans sens ; le career cushioning, ce retrait discret avant l’adieu final. La Grande Résignation, perçue comme un cri de renouveau, a souvent débouché sur un retour massif aux mêmes bureaux, face au même vide persistant, désormais nommé workplace loneliness.
Et si ces maux étaient le reflet d’une obscurité intérieure, d’un manque de clarté sur l’essence profonde de certains, sur ces talents et aspirations jamais révélés ? Ce vide pourrait bien naître d’un potentiel oublié, d’une vocation inexprimée.
Les gens n’achètent pas des produits ; ils achètent une meilleure version d’eux-mêmes. Peut-être est-ce là le rôle ultime de la technologie : nous aider à évoluer vers Homo universalis, cet être qui, conscient de ses potentialités, transcende ses limites, connecte son essence à celle des autres et embrasse la complexité du monde qui l’entoure.
Dans cette transformation, l’IA pourrait enfin trouver son sens. Non pas en cherchant à imiter l’humanité, ni en visant à l’éradiquer comme certains le craignent, mais en devenant une alliée psychologique, une force qui nous renvoie au meilleur de nous-mêmes, et parfois même, qui éclaire en nous ce que nous n’avions jamais imaginé être.
Parce que le formidable, voyez-vous, c’est nous.
MD
Une écriture toujours aussi fine, subtile, nuancée, inspirée. Des sources variées souvent inédites. Un vrai plaisir. Bravo et merci
Juste very good !