La poésie en temps de trouble
La technologie et l'art s'entrelacent de manière inattendue : lors du lancement de ChatGPT, les premiers exemples marquants de sa puissance étaient des poèmes. Oui, des poèmes. Troublant et fascinant. Pourquoi ? Parce que la poésie exige une maîtrise subtile du langage, une sensibilité émotionnelle aiguë, et la capacité de tisser des métaphores et des symboles. Les poèmes sont des ponts entre notre conscient et notre subconscient, des fragments de notre âme collective. “La poésie est le plus joli surnom qu’on donne à la vie,” disait Jacques Prévert. Si une IA peut écrire des poèmes qui résonnent, cela interroge l'essence même de notre humanité.
Il n'est donc pas surprenant que la poésie, intemporelle, indémodable et cyclique, refasse surface avec force en période de crise. En temps de turbulence, les gens cherchent des moyens d'expression capables de capturer la profondeur de leurs émotions. Par sa concision et son intensité, la poésie offre un exutoire précieux. Elle incite à la réflexion, au questionnement et à l'action en commentant les événements sociaux et politiques. Cette tendance se manifeste historiquement : les poèmes de guerre de Wilfred Owen, les œuvres de Maya Angelou pendant les mouvements des droits civiques, et la résurgence de la poésie avec des poètes comme Amanda Gorman face à la pandémie et Kathy Jetnil-Kijiner face à la crise climatique, ou encore Rupi Kaur, avec ses 5 millions d'abonnés sur Instagram, capturant les nuances des luttes émotionnelles contemporaines. Comme l'a si bien dit Baudelaire, "La poésie est ce qu'il y a de plus réel, c'est ce qui n'est complètement vrai que dans un autre monde."

Du code et des vers
Les plus fins observateurs auront noté une infiltration contemporaine atypique de la technologie dans la poésie. Un exemple fascinant est le recueil ./code –– poetry, où le programmeur Daniel Holden et le poète Chris Kerr fusionnent leurs compétences pour créer des œuvres qui se lisent comme des poèmes et s'exécutent comme du code.
Dans by_conspiracy_or_design.js, le duo utilise JavaScript, un langage de programmation, pour créer une spirale dorée en art ASCII. Ce poème critique la notion d'élégance en programmation, en utilisant du code complexe plutôt que simple pour dessiner cette spirale, remettant en question les idéaux traditionnels de clarté et de simplicité en informatique. L'animation résultante est à la fois une œuvre visuelle et un commentaire sur l'esthétique en programmation.
Cette intersection montre que la poésie et la technologie ne sont pas opposées, mais complémentaires, invitant ainsi à repenser la séparation entre sciences et arts. Le livre The Poetic Species explore cette relation, où E.O. Wilson et Robert Hass discutent de la convergence entre science et poésie. Wilson observe que "l'imagination formelle dans l'art... travaille toujours sur ce problème", soulignant ainsi que la créativité artistique et la rigueur scientifique sont deux aspects d'une même quête de compréhension.
Expériences poétiques
La fusion entre technologie et poésie prend diverses formes. Par exemple, le projet Kickstarter, The Poetry Clock, a réuni 844 contributeurs et levé 95 326 £ pour créer un réveil qui récite des poèmes, transformant ainsi un rituel quotidien en moment d'inspiration.

La Poetry Camera, un dispositif open source, va plus loin en capturant des images et en générant des vers grâce à l'IA. Les poèmes, imprimés sur papier plutôt que sauvegardés numériquement, créent une expérience artistique éphémère. Kelin Carolyn Zhang, l'une des créatrices, explique : "Pour ce projet, il ne s'agit pas de gagner de l'argent, mais de raviver cette capacité d'émerveillement de l'enfance".

Quand on y pense, une dimension plus profonde se révèle. À l'ère des réseaux sociaux, nous ne vivons plus pleinement l'instant présent, absorbés par la capture de chaque moment, ce qui engendre la nowstalgie – la nostalgie du moment présent non vécu. Ajouter des poèmes à ces instants enrichirait l'expérience, révélant, à travers les métaphores poétiques, des nuances insoupçonnées de ce présent. Après la nowstalgie, la poéminance ? Une invitation à repenser le moment capturé, avec des couches de sens qui se dévoilent dans le temps.
Même dans la vie réelle, la poésie s’infiltre. La RATP organise des concours, offrant aux poètes en herbe l'opportunité de voir leurs œuvres affichées dans les rames. De même, la marque de cosmétiques Lush a récemment intégré la poésie dans ses produits via une collaboration avec The Poetry Pharmacy, spécialisée dans la "poésie sur ordonnance".
Cette initiative a donné naissance à des bombes de bain telles que "Slow Down" et "Wild Remedy", qui contiennent des poèmes cachés à l'intérieur, transformant l'expérience du bain en un moment de réflexion et de sérénité.
Le dénominateur commun de tous ces exemples ? Une photo prise sur le vif, un réveil précipité, une virée shopping, un trajet en métro...
La poésie, une invitation à ralentir
Dans un monde dominé par la vitesse et la superficialité, la poésie agit comme une force de friction, mais d’une manière douce et transformative. Elle nous incite à ralentir, à réfléchir, offrant une pause bienvenue. La concision de la poésie, sa capacité à véhiculer des significations profondes en peu de mots, la rend particulièrement adaptée à cette époque.
La poésie favorise également la sérendipité, révélant des couches de sens au fil du temps. Par son langage et ses métaphores, elle offre des moments d'insight inattendus. Lire de la poésie demande un engagement profond, incitant à méditer sur chaque mot. Cette approche favorise des découvertes fortuites, moins courantes dans les formes narratives comme les romans ou les films. Comme un moyen de stockage de données, les poèmes condensent et déploient des significations riches.
Certains diront que la poésie n'est pas accessible à tous, qu'elle est complexe. Cependant, cette perception méconnaît souvent la véritable essence de la poésie. Comme l'a si justement exprimé Saint-John Perse : 'L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature proche, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore (...)' Alors qu'elle soit générée par l'IA ou écrite par l'homme, la poésie nous rappelle que même au cœur du progrès, l'essence de l'humanité réside dans la contemplation.
MD
Excellent article ! J’adore cette poésie nouvelle génération, comme Rupi Kaur ou Amanda Gorman. Dans ces temps compliqués, leurs mots si doux paraissent encore plus forts.
C’est drôle comme la poésie souffre d’une réputation élitiste. Dans les grandes sagas populaires de Zola, le feuilleton était très vite rempli de références poétiques, le fameux « saut dans les étoiles ». Peut-être que l’enjeu est de réapprendre à lire gratuitement et de militer contre l’enfer des applications uniquement évaluées sur un prisme « problem-solving ».