Tandis que Meta restructure ses équipes autour d’un « Superintelligence Lab », pendant que des milliards s’investissent dans la quête d’une intelligence artificielle générale, une question plus simple, plus ancienne, revient : c’est quoi, être intelligent ?
Parce qu’à force de courir vers la version ultime, on a peut-être oublié la version vivante.
Ou plutôt : on l’a réduite.
Réduite à la performance, au calcul, à l’optimisation. Coupée du corps, des sens, de l’espace et du temps. Mais être intelligent, ce n’est pas seulement résoudre des équations. C’est ressentir ce qui échappe à l’équation.
En anglais, “intelligence” désigne aussi bien la compréhension que le renseignement, comme dans intelligence service. Mais l’étymologie latine, inter-legere, signifie littéralement lire entre. Lire entre les lignes. Relier ce qui ne se touche pas encore. Voir ce que personne n’a vu. C’est un transfert d’énergie, une circulation vive que, aussi puissante soit-elle, la machine ne saisit pas (encore).
Quand l’intelligence artificielle naît dans les années 1960, certains chercheurs en pressentent les ambiguïtés. Marvin Minsky ironise : « Pourquoi une machine devrait-elle penser comme un humain ? Après tout, les avions ne battent pas des ailes. » Et Edsger Dijkstra tranche : « Se demander si une machine pense, c’est comme se demander si un sous-marin sait nager. »
Autrement dit : imiter une fonction n’en fait pas une essence
Mais le dire ne suffit plus. Affirmer que l’IA n’est pas intelligente, c’est encore se laisser piéger par les mots. « Intelligence artificielle » est une convention. Mais une convention qui, à force d’être répétée, colonise l’imaginaire. Et à la fin, on croit ce qu’elle suggère.
Alors, c’est quoi être intelligent ? C’est peut-être, aujourd’hui, tout ce que la machine ne sait pas être. C’est en ce sens que Jean Piaget disait : « L’intelligence, ce n’est pas ce qu’on sait ; c’est ce qu’on fait quand on ne sait pas. »
Être intelligent, c’est être là, au plus près du réel : réactif, sensible, engagé.
C’est une qualité de présence.
Dans un monde qui ne jure que par la précision des machines, on en viendrait presque à oublier la question essentielle : mort ou vif ? Et vif, c’est vivant. Et il faut l’être pour être vraiment intelligent.
Le cinéma en donne parfois des figures puissantes. Des personnages qui ne comprennent pas le monde par abstraction, mais par immersion. Qui ne pensent pas à distance, mais de l’intérieur.
Dans Le Parrain, Don Corleone ne parle jamais trop. Il observe. Il attend. Il lit entre les lignes. Il perçoit les tensions, les silences, les trahisons à peine esquissées.
C’est une lucidité lente. Une intelligence née du réel. Presque animale. Entièrement humaine.
Lost in Translation capte la même présence, mais dans une autre tonalité.
Deux êtres en décalage, qui ne se comprennent pas par les mots, mais par la présence. Rien ne s’explique. Tout se ressent. C’est une intelligence fine, invisible, sans démonstration.
Et puis il y a Interstellar : l’intelligence du coeur.
Quand la scientifique Brand évoque la planète d’Edmunds - celle où se trouve l’homme qu’elle aime - elle ne défend pas une émotion. Elle suit quelque chose de plus profond.
Ça pourrait passer pour de la naïveté. Mais il y a une naïveté d’avant, celle qui croit que l’amour est un sentiment ; et une naïveté d’après, celle qui comprend que c’est une faculté cognitive.
Parce que parfois, ce qu’on ressent très fort n’est pas une faiblesse face à la raison, mais une avance sur elle.
Et c’est là que tout bascule.
L’amour d’une vision. D’un futur. D’un monde à bâtir que personne d’autre ne voit encore. Et tu le sens. Tu le sens, bordel. Et t’es seul à le sentir. Alors tu avances, même si tout le reste dit non.
C’est là que l'amour change de visage. Ce n’est plus seulement ce qui relie. C’est ce qui révèle. Peut-être même ce qui élève.
L’amour, ici, ne ramène pas au connu, il ouvre ce qu’on ne voyait pas encore. Il déplace les repères. Et parfois, il fait apparaître un monde.
Alors peut-être que la vraie erreur, ce n’est pas d’avoir surestimé les machines. C’est d’avoir confondu produire et créer, et, ce faisant, d’avoir sous-estimé l’amour. Pas comme un sentiment. Comme une forme d’intelligence. Voire : une superintelligence.
MD
Je ne peux que plussoyer devant tant de VIVANCE :)
Clair, merci