La révolte contre les GAFAM, ou devrais-je plutôt dire les MAOMAA (Meta, Apple, OpenAI, Microsoft, Amazon, Alphabet), s'intensifie. Chaque semaine, nous assistons à l'arrivée d'une nouvelle vague tech qui révèle une dualité frappante : d'un côté, la quête de simplicité et de minimalisme ; de l'autre, une profusion de technologies sophistiquées offrant des alternatives aux leaders établis, prétendant esquisser les contours d'un avenir post-smartphone.
De quoi sérieusement en perdre son latin. On pourrait même se demander si nous ne frôlons pas la bipolarité technologique, ou peut-être assistons-nous à un capitalisme qui, ironiquement, intègre et absorbe sa propre critique.
La tech qui nous isole de la tech
Et puisque nous ne sommes pas à un paradoxe près, il est intéressant de constater l'essor de technologies conçues pour nous isoler de la technologie elle-même, ouvrant un marché lucratif. Un exemple est la société Yondr qui propose de créer des espaces sans téléphone. Le fonctionnement ? Votre appareil est placé dans une pochette Yondr en entrant dans ces zones. Elle se verrouille automatiquement, vous permettant de rester avec votre téléphone mais déconnecté. Pour le réutiliser, il suffit de sortir de la zone et de déverrouiller la pochette sur une station dédiée, libérant ainsi votre appareil.
Concerts, écoles, juridictions, voire même dans le cadre de villes "screenless" — les cas d’usage se multiplient. Depuis 2021, la société Yondr a connu une augmentation spectaculaire de ses ventes issues de contrats gouvernementaux US, principalement avec des districts scolaires. Selon les données de GovSpend, ses ventes sont passées de 174 000 dollars en 2021 à 2,13 millions de dollars en 2023, soit une multiplication par plus de dix.
Autre exemple emblématique : il s’agit des bracelets de silence, développés par Ben Zhao et Heather Zheng. Ces dispositifs, au design sobre et raffiné, émettent des signaux ultrasoniques pour neutraliser les microphones environnants, créant ainsi des zones de silence dans un monde saturé de dispositifs d'écoute.
Hi-tech < Smart-tech
Force est de constater, que le paysage tech contemporain ressemble à une jungle, où la prolifération incessante d’outils tech brouille les frontières entre utilité et excès. En rejetant l'idée d'un couteau suisse technologique, qui centralise tous les usages au risque de renforcer la suprématie des géants du secteur, nous semblons contraints de fragmenter nos besoins. Mais jusqu'à quel point cette fragmentation est-elle tenable ?
Quel est le nombre raisonnable d'appareils que nous devrions posséder ? Téléphone, tablette, liseuse e-ink, smartwatch, lunettes connectées, écouteurs, tech-pins... Cette surcharge numérique nous force à repenser notre relation avec la technologie pour retrouver un équilibre entre connexion et déconnexion, sens et contre-sens. Puisque vivre en mode "low-tech" dans un monde "high-tech" semble utopique, peut-être, devrions-nous viser une zone "smart-tech".
Prenons exemple sur le téléphone 'wiser' développé par Techless. Contrairement aux modèles 'dumb' ou 'smart', ce téléphone réduit les sollicitations tout en préservant les fonctionnalités essentielles de connectivité. Il est spécifiquement conçu pour encourager les interactions dans le monde réel et limiter les distractions numériques, illustrant ainsi un pas vers cette zone 'smart-tech' que nous pourrions viser
Des alternatives numériques
Peut-être faut-il aussi envisager d'être mieux accompagnés dans cette démarche. Dans une nouvelle ère de technoréalisme, des think tanks pourraient aider à redéfinir les contours d’une technologie indispensable et omniprésente, mais aussi raisonnée et équilibrée.
Je pense notamment à Hérétique, qui crée des œuvres variées pour ouvrir la voie vers de nouveaux mondes numériques. Par exemple, en 2020, elle a lancé Dérive, dont le slogan "marche et rêve" donne le ton. Cette application mobile pour réapprendre à flâner encourage l’exploration urbaine intuitive en fournissant uniquement une adresse, une direction et une distance, sans itinéraire imposé.
Autre création : "La Boîte à Musique". Cet objet, pensé par Ferdinand Barbier (qui annonce la sortie d'un nouvel objet le 30 mai), réinvente le cadeau musical à l'ère du streaming. Il permet de personnaliser une capsule sonore avec une sélection musicale choisie lors de l'achat, rendant chaque cadeau une expérience unique et intime.
Antoine Mestrallet, un des instigateurs du think tank, partage sa vision : "Ce que nous tentons de faire, c’est de remettre en question les idéologies prédominantes dans le numérique, telles que le libertarianisme, la cybernétique et le solutionnisme. Nous aspirons à utiliser le numérique pour aller au-delà de l’optimisation, de l’efficacité, du confort, pour développer un nouvel art-de-vivre avec ces technologies. Un autre rapport au temps, aux autres, au monde. Notre but est de créer des usages novateurs que même la Silicon Valley n'aurait pas envisagés, car ils sont en rupture avec leur philosophie”
Bouddhisme x Tech
Au cœur de ce paysage technologique bipolaire en quête de sens émerge peut-être une convergence remarquable avec la philosophie bouddhiste. Le bouddhisme, avec ses enseignements sur la pleine conscience, la présence et l'importance d'être dans l'instant, trouve un écho profond dans le mouvement actuel vers une pleine conscience technologique.
Imaginez un peu : en adoptant le principe bouddhiste d'impermanence, nous pourrions concevoir des technologies qui privilégient l'expérience directe du moment présent plutôt que la captation par écran. Cela encouragerait un détachement vis-à-vis des appareils, améliorant la santé mentale et enrichissant les interactions sociales. Cela influencerait également des comportements en ligne plus éthiques, guidés par le karma, avec une empreinte digitale consciente et positive. L'intelligence artificielle, imprégnée de compassion, répondrait éthiquement aux besoins humains, et les pratiques de maintenance inspirées du Zen mettraient l'accent sur la qualité et le soin dans le développement technologique. L'adoption de principes économiques bouddhistes favoriserait en outre des modèles économiques en réseau axés sur l'interdépendance et la durabilité.
Cette approche, a d’ailleurs influencé des pionniers technologiques comme Steve Jobs. Profondément marqué par le bouddhisme zen lors de son voyage en Inde en 1974, Jobs a intégré des principes de simplicité et de concentration dans sa vie et son travail.
Et c'est peut-être là le véritable progrès qu'il nous faut — un retour aux sources pour aller de l'avant.
MD
Certains proposent comme solution de repenser notre approche des objets technologiques. Au lieu d'accumuler une multitude d'appareils spécialisés, ils suggèrent de viser des outils plus polyvalents, conçus pour répondre à plusieurs usages "essentiels" tout en limitant les "distractions" superflues. Le téléphone "wiser" mentionné en est un bon exemple : il préserve les fonctionnalités de base tout en encourageant les interactions dans le monde réel.
Merci Marie pour ces réflexions qui nourrissent un sujet qui me tient à coeur. Encore une fois, beaucoup de bienveillance, d'humanité et de perspicacité qui font du bien à lire. Ca donne de la matière pour créer dans une direction plus "saine". Y a de plus en plus d'initiatives qui vont dans ce sens...