La scène est familière, presque universelle. Un dîner entre amis. L’addition arrive. L’un d’eux sort sa carte bancaire pour tout régler. Le geste est généreux, sans doute. Parfois bienvenu. Parfois galant. Mais parfois aussi, il installe un déséquilibre. Surtout si cette personne dispose de moyens bien supérieurs aux autres.
Insister pour tout prendre en charge peut sembler noble. Mais c’est aussi, souvent sans le vouloir, priver l’autre de sa part dans l’échange. À l’inverse, accepter que l’autre contribue - même modestement, un café, un pourboire - c’est faire preuve d’une certaine finesse : celle qui comprend la dynamique, respecte l’équilibre, et laisse à chacun la possibilité d’exister pleinement dans le lien.
Ce n’est pas juste une question d’efficacité, mais de relation. Parce que ce qui rend une interaction riche, ce n’est pas qui en fait le plus, mais la place que chacun y trouve.
La vie tient à ça, à ces équilibres discrets qu’on ne remarque que lorsqu’ils sont rompus.
Comprendre que dans toute relation, ce qui circule - l’argent, l’attention, le temps - façonne une géométrie invisible. Trop donner, c’est parfois rendre l’autre spectateur. Trop recevoir, c’est risquer de se dissoudre dans la gratitude.
Vous voyez où je veux en venir ?
Avec l’IA, c’est la même chose. Elle pourrait tout faire, tout anticiper, tout produire.
Parfois bien. Parfois sans nuance.
On l’a déjà vu : une IA qui trie des CV élimine les profils atypiques sans ciller. Un algorithme de justice prédictive qui durcit ses décisions pour mieux “apprendre”. Un chatbot qui remplace des dizaines de postes sans même un regard vers ceux qu’il efface. On le reverra.
L’efficacité, quand elle oublie l’humain, devient une brutalité silencieuse.
Son véritable raffinement ? il réside dans sa retenue, dans sa délicatesse. Dans sa capacité à ne pas écraser l’humain, mais à lui laisser, même un petit espace : celui d’apporter sa touche, sa voix, son rôle.
On parle souvent d’éthique en technologie : régulation, sécurité, transparence. Mais on parle peu d’esthétique de l’éthique. Or, l'esthétique n’est pas un ornement. Elle est une manière d’être au monde. Une façon de mettre en œuvre les principes. De dessiner la place de chacun avec soin, avec mesure. Avec art.
Une IA juste ne doit pas seulement être fiable. Elle doit être polie. Au sens ancien du terme : civilisée, tempérée, consciente des relations humaines qu’elle traverse et transforme.
Cette exigence n’est pas théorique. Elle touche à la manière dont l’IA entre dans nos vies concrètes. Car dans nos sociétés modernes, le travail n’est pas seulement une fonction. C’est un socle d’identité, de dignité, d’utilité sociale. Le risque n’est pas seulement d’être remplacé. C’est d’être effacé.
Voilà pourquoi l’approche dite human in the loop mérite d’être repensée.
Aujourd’hui, ce terme renvoie à une fonction bien précise : celle d’un humain intégré à un système automatisé, chargé de surveiller, corriger, valider. Une présence souvent réduite à un rôle de contrôle. Presque une formalité. Une case à cocher dans l’architecture du risque.
Mais cette vision est trop étroite.
L’humain ne devrait pas être dans la boucle par précaution technique, mais par conviction profonde. Par principe philosophique.
Parce que son rôle ne se limite pas à détecter des erreurs. Il est là pour apporter du sens, de la nuance, de la présence. Pour maintenir une attention que la machine, par définition, ne possède pas.
Un exemple : la médecine. Peut-être que l’IA posera bientôt tous les diagnostics. Mais le docteur, lui, restera là pour une autre part du geste : le soin. Pas au sens strictement technique, mais dans son sens profond. Le mot « soin » évoque moins la réparation mécanique qu’une attention, un souci de l’autre, à la manière de la sollicitudo latine. Soigner, c’est veiller. C’est être là.
Peut-être que, parfois, le rôle de l’IA sera d’aider à nous reconnecter. Non pas à des flux numériques sans fin, mais à l’autre, dans notre biotope humain. Les réseaux sociaux nous avaient déjà promis cette reconnexion. Mais elle fut surtout électrique : branchés, surchargés, constamment sous tension. Le courant circule, mais il ne relie rien s’il ne mène nulle part. La logique était celle du flux, pas du lien.
Certaines approches, pourtant, prennent une autre direction. La start-up Boardy, par exemple, mobilise l’IA pour affiner le “match”, non pas pour maximiser l’engagement mais pour mieux favoriser des relations humaines réelles. Ici, la machine ne remplace rien. Elle laisse la place.
L’humain ne doit pas être là uniquement pour corriger ou surveiller. Il est là pour incarner : une décision, une présence, une voix. Parfois pour affiner, parfois pour valider. Et parfois, simplement, pour rappeler qu’il doit rester le marqueur central du réel.
Il y en a pour dire : « L’IA écrit un poème. C’est troublant, presque humain. » Troublant, peut-être. Humain, non. Si elle les aligne si bien, c’est aussi parce que les mots, comme elle, sont artificiels. Et calculés.
C’est comme une danse. Le même geste, exécuté par une machine ou par un corps humain, ce n’est pas le mouvement qui touche. C’est le fait qu’on connaît peut-être la danseuse. Qu’on perçoit son souffle, un frémissement dans l’épaule, un cheveu indiscipliné. Ce qu’on ressent n’est pas dans la précision, mais dans la présence.
Albert Einstein le disait autrement : « ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément. »
Le défi n’est pas de rivaliser avec les machines. C’est de préserver cet espace humain où l’ordinaire devient irremplaçable.
MD
Encore une fois éclairant, merci Marie. J'ai visité l'expo David Hockney cette semaine. J'ai adoré, mais complètement zappé les salles d'oeuvres "peintes" à l'iPad. Pourtant, sur certaines, je n'aurais su dire si la peinture était digitale ou analogue. Mais le simple fait de savoir qu'il n'y avait pas la matière me détournait de l'oeuvre. Ça rejoint votre idée de présence. Dans le cas d'Hockney, il y a bien la présence de la main de l'artiste pourtant, mais pas celle du pinceau, de l'encre ou du feutre, bref de la matière. J'ai besoin de cet ancrage, que ce soit dans notre relation aux IA ou à la technologie de manière générale.
Merci