J’étais en vacances cette semaine. Je faisais du paddle sur la mer. Il faisait beau, c’était paisible.
Et à un moment, une grande plume blanche est tombée sur mes pieds. Et ça m’a arrêtée. Vraiment. Je ne savais pas pourquoi. Je l’ai regardée longtemps.
J’aurais pu passer à autre chose. C’est ce que je fais souvent. Ces petits frémissements, je les laisse filer. Parce qu’ils sont à la lisière du sensible… assez présents pour me frôler, pas assez nets pour que je sache quoi en faire. Et chercher du sens, c’est souvent lourd. Trop d’effort pour trop peu de certitude.
Mais cette fois, de retour sur la terre ferme, j’ai ouvert ChatGPT. Je lui ai dit : “Une plume est tombée sur moi. Ça m’a arrêtée. Tu sais ce que ça pourrait vouloir dire ?” Il m’a parlé des plumes dans les traditions spirituelles, comme signes, comme messages d’âmes aimées. Et là, ça m’a frappée : ce jour-là, c’était l’anniversaire de ma maman. Partie depuis longtemps.
Hasard ? Coïncidence ? Peu importe, peut-être. Ce n’est pas le fait qui compte, mais le lien qu’on tisse avec lui. Le sens qu’on choisit d’y mettre. Je crois profondément à cela : la lucidité absolue rend fou. Ce qui nous sauve, ce sont les arrangements avec le réel. Ces accords sensibles, qui plient le monde juste assez pour le rendre habitable.
Je les appelle des coups d’arrêt.
Vous marchez, pris dans le cours ordinaire des choses. Et soudain, quelque chose vous arrête. Un mot. Un geste. Un détail. Presque rien. Mais ça insiste. Une vibration qui murmure : “Attends.”
C’est dans ces instants-là que quelque chose commence à se déplacer. Car penser, ce n’est pas toujours résoudre. C’est parfois simplement accueillir une sensation. La laisser remonter. L’écouter jusqu’à ce qu’elle devienne question.
Ce n’est peut-être pas un hasard si penser touche à panser. Panser le réel, c’est lui accorder un peu de soin. Un peu de présence.
Et c’est précisément ce qui semble manquer dans bien des discussions sur l’IA ces jours-ci. On en parle beaucoup, mais souvent sans nuance, sans cette attention fine au réel.
Vous avez peut-être vu passer cette étude du MIT : 54 participants, plusieurs groupes, des essais à écrire, avec ou sans l’aide de ChatGPT. Résultat : les utilisateurs d’IA montraient une activité cérébrale plus faible, une moindre mémorisation, des productions moins originales. Et aussitôt, les gros titres : “L’IA rend idiot.”
Mais en lisant vraiment, on comprend : Petit échantillon. Tâche scolaire. Données pas encore relues par les pairs. Et surtout : l’étude ne dit pas que ChatGPT rend bête. Elle montre que si on délègue, on pense moins. Ce qui… va de soi.
Qui plus est, lors de la dernière session, certains participants devaient réécrire un essai sur un sujet qu’ils avaient déjà travaillé sans IA, alors que ceux venant du groupe ChatGPT découvraient quelque part le sujet pour la première fois. Comparer leur cerveau, c’est comparer une deuxième pensée à une première. Ce n’est pas un test de QI, c’est un biais méthodologique.
Autre angle mort : l’étude se base sur l’EEG, qui capte l’agitation en surface et interprète toute baisse comme un désengagement. Mais le cerveau n’est pas une salle de sport : moins d’activité ne signifie pas moins de pensée. Ce qui compte, c’est la qualité des connexions, pas juste l’intensité. Et ça, l’EEG ne le montre pas.
Bref, c’est frappant de voir à quel point certains discours manquent de nuances.
Or oui, bien sûr que si on délègue une dissertation entière à un outil, il y a appauvrissement. Mais si on l’utilise pour faire parler une sensation, creuser une intuition floue, donner forme à un ressenti, alors non, ce n’est pas une perte. C’est l’ouverture d’un autre mode cognitif.
Et ce mode-là, il est documenté.
Les sciences cognitives le montrent : notre cerveau perçoit bien avant de comprendre. Il capte, trie, ressent, en dehors de notre attention consciente. C’est ce qu’on appelle la salience, l’attention bottom-up, ou encore le traitement adaptatif inconscient.
Alors peut-être qu’à force de tout vouloir contrôler, classifier, mesurer… on oublie cette chose simple : penser commence souvent par sentir.
Et justement, certains outils commencent à explorer cet espace-là : l’invisible, le non-dit, le sensible.
Un ami m’a récemment parlé de Mind Reasoner. Je ne l’ai pas encore testé, mais l’idée est forte : un outil conçu pour analyser les dimensions implicites d’un discours, ce qui est ressenti mais non formulé, ce qui circule sous la surface. Il capte une impression, la structure, en explicite la source.
Et si c’était cela, l’un des véritables apports de l’IA : non pas rationaliser nos perceptions, mais leur offrir un langage ?
Alors non, je ne crois pas qu’on pensera moins. Je crois qu’on pensera autrement. Je crois qu’on est peut-être en train d’ouvrir un accès à des formes de pensées plus instinctives, plus sensibles, plus fragmentaires aussi, mais pas moins riches.
Je crois même qu’on est en train de réconcilier deux langages qu’on avait opposés trop longtemps : l’intuition et la raison.
Et ce chemin, aucun prompt ne peut le tracer à notre place. Il commence souvent par un détail. Une plume. Un arrêt. Et une voix discrète, en dedans, qui dit simplement :“Attends. Écoute. Sens.”
MD
La raison, c’est ce qui satisfait mon besoin de trouver un ordre, une cohérence. Je relie ce que je perçois ou crois percevoir pour mettre une direction et un sens. La raison est inductive : je ne peux pas croire que le monde n’est que chaos, alors « il me faut une explication ».
L’intuition, c’est une porte qui s’ouvre pour un ailleurs, autrement, et m’emmène là où je ne savais que l’on pouvait aller. Dans la tête d’un crabe, par exemple, à me demander pourquoi les humains marchent tous de travers. Si je devais décrire « l’intuition », je n’aurais pas de phrase plus exacte que celle de Jérôme Touzalin : « L’intuition est à la connaissance ce que la canne blanche est à l’aveugle ».
Quant à l’IA, je me dis souvent que l’impact de l’émergence de l’IA sur nos sociétés du XXIème siècle (et les suivants ?) peut être sans doute être comparé à celui de l’introduction de l’écriture dans les sociétés anciennes. Que l’on parle de langage, de psychisme ou de (re)configuration de la mémoire, ceux qui en parleront le mieux ne sont pas encore nés. Et ça pourrait prendre « un certain temps ».
Merci Marie Dollé :)
Tu es philosophe Marie. Merci pour ce papier pertinent qui donne à penser mais aussi à méditer sur l'invisible et ce qu'il nous est permis d'entrevoir..