Paris Fashion Week. Des bottes-banane prêtes à déraper, des chaussures qui ont foncé dans une porte, une écharpe égarée qui s’improvise jambe.
Un simple délire ? Une provocation de plus ? Ou le reflet d’un monde qui, à force de tout lisser à coups d’IA, cherche à retrouver ses aspérités ?
Peut-être une claque bien sentie. Un appel à lever les yeux, à sentir le frottement, à laisser le chaos réintégrer le paysage.
Sans friction, pas de fiction
L’histoire se construit toujours autour d’un obstacle, d’un accroc, d’un imprévu.
Sans friction, pas de drame. Pas de tension. Pas d’intrigue. Un monde lisse, c’est un monde sans relief. Et un monde sans relief… est-ce encore un monde vivant ?
La mode l’a compris avant tout le monde. Elle exagère l’erreur, elle l’exhibe. Pendant que la tech cherche à corriger le réel, elle nous met des peaux de banane aux pieds pour nous forcer à glisser.
Exit le Feng Shui, place au Vastu
Côté maison, même vent de changement.
Fini les intérieurs où tout circule sans résistance, où l’équilibre efface la présence. Le Feng Shui, venu de Chine, cède du terrain.
À sa place, le Vastu, héritage de l’Inde ancienne. Moins fluide, plus structuré. Moins lisse, plus ancré. Là où l’un adoucit, l’autre assume la tension, canalise la force, impose la matière.
Ce n’est plus une question de bien aligner son canapé avec la porte d’entrée. C’est une question de poids, d’équilibre, de frottement.
Même combat qu’en mode. Lisser ne suffit plus. L’époque réclame du relief.
Des outils probabilistes
Mais nos outils, eux, vont dans l’autre sens.
Ils sont des calculs sur des moyennes. Des formules d’alignement. Des machines à aplanir. Les LLM actuels ne cherchent pas l’accroc, l’aspérité, l’accident heureux. Ils prédisent le mot le plus probable, l’enchaînement le plus fluide, la réponse la plus attendue. Le problème n’est pas qu’ils manquent d’originalité. C’est qu’ils effacent la rugosité, l’ambiguïté, tout ce qui fait qu’une pensée est vivante.
Car ce qui nous définit, ce ne sont pas nos moyennes, mais nos extrêmes. Nos forces les plus uniques. Nos angles morts. Nos fulgurances.
Un modèle généraliste ne sait pas capter ces nuances. Il ne traite pas une pensée, il traite une donnée parmi des milliards.
L’histoire ne retient pas la moyenne
Tout cherche à s’aligner, à corriger avant même de déraper. Mais penser, créer, avancer, c’est trébucher, bifurquer, sortir du cadre.
La mode l’a compris. L’architecture s’y met. La technologie, elle, résiste encore. Les LLM lissent, généralisent, écrasent ce qui dépasse. Comme s’ils avaient peur de l’erreur. Plutôt que d’attendre qu’ils deviennent comme nous, ne faudrait-il pas éviter de devenir comme eux ?
Chopin et sa Wrong Note, Stravinsky et son Sacre du printemps, Gehry et ses architectures disloquées rappellent que la beauté naît de la rupture, du heurt, du déséquilibre. Sans aspérité, pas de génie.
Regardez qui façonne le monde aujourd’hui : Trump, Musk, Thiel. Rien de lisse, rien de consensuel. Ils polarisent, clivent, avancent en assumant leurs aspérités. Dans un monde qui tente d’éliminer l’accroc, ce sont eux qui captent l’attention.
L’histoire ne retient pas la moyenne. Elle retient ce qui dépasse, ce qui froisse, ce qui fait rupture. Parce qu’au fond, comme disait Godard : "la marge, c’est ce qui tient les pages."
MD
Godard cite Montaigne en exergue de Vivre sa vie : "Il faut se prêter aux autres et se donner à soi-même", n'est-ce pas là la limite induite à nourrir le prévisible ?
Le cinéma, comme la peinture, montre l'invisible et il nourrit le subconscient, nous bouscule, nous inspire, nous émeut. Créer c'est tuer la mort, un processus hors équilibre.
On résume toujours quelque chose pour permettre de nous développer, less is more vraiment après tout. Le but ne serait-il pas de "devenir immortel et mourir"? ;)
Le faux pas c'est celui de la poésie et de l'imaginaire....
Nous avons au fond de nous une chaussure banane à imaginer et à partager pour échapper aux algorithmes et à leur froide logique
Alors dérapons !!!