I see you 👀
C’est la saison des rétrospectives. Spotify, la SNCF, et même ce site douteux découvert via une pub Instagram, où, un matin flou, vous avez cédé. Un récap doctolib pour compléter le tableau ? À ce stade, plus rien ne semble hors de propos.
Les dictionnaires, eux, ne mâchent pas leurs mots. Oxford a consacré brain rot, un terme décrivant l’angoisse née de la surconsommation de contenus médiocres en ligne. En un an, son usage a bondi de 230 % — reflet d’une époque prisonnière de ses propres excès.
Chez Collins, la shortlist proposait yapping, ces bavardages bruyants, presque canins, ou delulu, contraction moqueuse de “delusional”, pour ces rêves trop éloignés de la réalité. Mais c’est brat qui a triomphé : d’enfant capricieux à icône d’insolence assumée.
Toujours dans un registre poétique, enshittification a été sacré par l’Australian Dictionary, désignant la lente et inévitable dégradation des plateformes en ligne. Quant à Pantone, la prophétie chromatique est tombée : Mocha Mousse pour 2025.
Un choix qui, à mes yeux, reflète une époque peinant à digérer ce qu’elle consomme, s’accrochant désespérément à l’illusion que la forme pourrait encore sauver le fond.
Des mots sous tension
Quelques lueurs d’espoir émergent pourtant dans le tumulte de notre lexique moderne.
Dictionary.com a choisi demure, un mot empreint de modestie et de retenue, presque anachronique face à l’exubérance tapageuse de notre époque. Du côté de Collins, mention pour manifest, un terme riche en sous-textes, oscillant entre revendications affirmées et besoin d’exister.
Ce qui lie tous ces mots ? c’est leur capacité à incarner une tension profonde : entre la lumière et l’ombre, entre la surconnexion et l’épuisement, entre le désir d’aspirer et la crainte de se perdre. Ils capturent une époque où chacun lutte pour trouver du sens, un équilibre précaire dans un monde avide de toujours plus : plus de bruit, plus d’attention, plus d’efforts.
Mais ces mots ne sont pas de simples reflets passifs. Ils interrogent notre époque, révélant les failles d’une société qui confond mouvement et progrès, vitesse et sens.
Place au liminal
C’est alors que je vous propose un autre mot. Mon mot. Ancien, mais porteur d’un poids singulier.
Liminal.
Ce mot évoque le seuil du perceptible, un entre-deux d’attente et d’incertitude. Sur le subreddit r/LiminalSpace, passé de 500 membres en 2020 à plus de 867 000 aujourd’hui, des milliers partagent des images de corridors vides, de parkings désertés. Ces lieux, généralement traversés sans attention, deviennent des métaphores lorsqu’ils sont placés au centre : ils nous rappellent combien nous allons vite, jusqu’à oublier de regarder. Ils nous invitent à redonner de l’importance à ce que nous jugions insignifiant. Ces espaces se transforment alors en points de contemplation. Et contempler, c’est réapprendre à donner du poids au monde.
Après des années d’instabilité — pandémies, fractures sociales, crises politiques — nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, dans un entre-deux. Un espace où, malgré l’incertitude, quelque chose peut naître.
Car être dans le liminal, ce n’est pas être perdu. C’est habiter un seuil : celui où tout peut se transformer.
MD
Découvrez les bulles de réflexion qui ont traversé et animé ma semaine.
Merci pour vos billets que je trouve très inspirants. Au risque d'être impolie en me citant, ce que vous dites sur l'entre deux et la nécessité de prêter attention à ce qui paraît subalterne (et qui est en fait ce qu'il y a de plus précieux) rejoint mon approche des trottoirs (cf : Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse : https://www.ibicity.fr/trottoirs-une-approche-economique-historique-et-flaneuse-le-livre-et-ses-critiques/).
Merci pour cet article et coup de cœur pour vos bulles de réflexion. Nos cerveaux doivent fonctionner de la meme façon. Et nos cœurs peut-être aussi