J’étais dans un magasin l’autre jour. Un enfant, pas plus haut que trois pommes, s’est arrêté net devant un grand miroir. Il a tendu la main, fasciné par son reflet. Il a bougé, le reflet a bougé. Alors, intrigué, il a décidé de contourner le miroir. Comme pour voir ce qu’il y avait derrière.
Nous sommes tous cet enfant, captivés par l'envers du décor.
Le marketing l’a bien compris. Il ouvre les coulisses, dévoile les secrets, humanise les marques. Du vrai, calibré. L’illusion d’un accès privilégié.
Pourquoi une telle fascination ? Parce que nous avons cette intuition profonde que l’essentiel se dissimule toujours derrière le visible.
Et si nous nous arrêtions un instant sur ce mot-univers : “l’envers” ?
Il évoque d’abord la face cachée, celle où se dessinent les coutures. Il s’écrit en vers, lorsque la poésie éclaire le quotidien. Il suggère l’élan du vers, cette impulsion qui nous pousse au-delà des horizons familiers. Il évoque aussi le ver, créature discrète qui transforme la matière en silence. Jusqu’à se teinter de vert, promesse de ce qui germe. Puis il prend la forme du verre, cette transparence fragile qui permet de voir sans tout dévoiler.
L’envers, donc, c’est la promesse d’un autre regard. D’une vision plus intime, plus profonde. Mais dans un monde saturé d’écrans… que reste-t-il à voir derrière, quand on est déjà dedans jusqu’au cou ?
Nous pensions autrefois qu’un écran était une surface à travers laquelle nous regardions le monde. Mais aujourd’hui, il agit comme un miroir sans tain : nous ne regardons pas un écran, nous sommes regardés à travers lui.
Chaque mouvement, chaque clic est capté, disséqué, monétisé.
Peut-être est-ce aussi pour cela que l’anxiété explose. La sensation d’être continuellement observé est devenue si familière qu’elle s’invite même dans nos refrains et nos tendances TikTok : "Somebody's watching me, it's my anxiety". (Bienheureux ceux qui ont coupé les ponts avec les réseaux sociaux. Pour les autres, un rappel en son et image ici.) Nommer l’angoisse, c’est bien. Mais ce n’est pas magique. Elle connaît déjà la chanson.
Car bien sûr, nous avons parfaitement identifié le problème : la surveillance, les algorithmes qui nous traquent, l’illusion du choix dans un océan de contenus pré mâchés.
Et pourtant, on continue de danser. Comme si tout cela n’avait pas déjà basculé.
La vérité, c’est que la menace n’est plus la même.
Avec les LLM et l’IA générative, nous ne sommes plus seulement des spectateurs surveillés. Nous sommes modelés par des systèmes dont même les créateurs avouent ne pas maîtriser tous les rouages. L’IA ne se contente plus de nous refléter : elle nous reformule. Nous pensions être en dialogue avec la machine ? Nous sommes peut-être en train de devenir sa syntaxe.
Et que reflète ce miroir algorithmique ? Une image recomposée, un trompe-l’œil numérique qui nous enferme dans des narrations pré-construites.
Plus nous tentons de réfléchir en profondeur, plus nous sommes contraints de sortir du cadre qu’elle nous impose. Nous voulons soulever le rideau. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de coulisses. Juste une scène infinie, sans issue.
Nous connaissions le miroir sans tain, nous sommes devenus le tain sans miroir. Nous avons perdu notre reflet. Nous ne nous voyons plus, nous sommes digérés.
Y a-t-il une issue ? Peut-être.
Si nous avons perdu notre reflet, alors il faut cesser de le chercher.
L’envers, mis en verlan, devient vers l’en.
Vers l’intérieur.
L’expressionnisme disait ce que le monde faisait de nous.
L’impressionnisme, ce que nous en ressentions.
Le selfpressionnisme, lui, explore les mondes qui l’habitent — ces mondes intérieurs qui, souvent, n’ont pas eu voix.
Et c’est ici que l’IA générative a un rôle à jouer : comme un outil d’expression, pas d’édition de soi.
MD
Je quitte à chaque fois vos textes avec un autre regard sur le monde. Quel talent d'écrire de façon si limpide des réflexions si profondes et pensées 🙏
L’essentiel. Quel luxe de réfléchir avec tes pensées :)