Post-ironie : l’éthos de notre temps ?
Sur Internet, le mimétisme social s'étend de plus en plus. Ce qui avait commencé comme une réaction à la standardisation semble maintenant conduire à une forme de “singularité de masse” qui frôle parfois le ridicule. Une plateforme où cette tendance est particulièrement présente est TikTok, qui s'efforce de défier l'esthétique parfaitement manucurée d'Instagram.
Ici, les courants esthétiques et sous-genres deviennent de plus en plus improbables, voire farfelus. À tel point que ces esthétiques qui se succèdent à la vitesse de la lumière et qui devaient, originellement, illustrer une tendance deviennent très vite une non-tendance, le tout marquant in fine la tendance. Vous me suivez ?
Mais parfois ces expressions artistiques ou médiatiques à la frontière du non-sens peuvent susciter une résonance émotionnelle inattendue, notamment via le prisme de l’ironie.
Comme l’explique Alexandra Profizi dans son ouvrage “Le Temps de l’ironie : comment internet a réinventé l'authenticité” : “L’ironie a longtemps servi d’arme pour dénoncer l’hypocrisie, remettre en question les pouvoirs en place. À présent, elle incarne l’ordre établi. Sur internet comme hors ligne, on en use non pas dans un but subversif, mais simplement pour montrer que l’on maîtrise les codes culturels en vigueur et que l’on peut s’en moquer. L’ironie est utilisée dans le seul but d’ironiser. Ainsi, nous aurions atteint le stade de la post-ironie, quelque part entre le nihilisme démocratique et la saturation de la conscience de soi.” Mais ce n’est pas tout. La post-ironie désigne le stade où l'ironie se déploie de manière si complexe qu'elle transcende son aspect purement sarcastique pour embrasser des nuances de sincérité. Dans la post-ironie, l'ironie n'est pas abandonnée, mais plutôt approfondie pour englober des couches plus profondes de sens et de réflexion.
Cette mise en abyme joue un rôle essentiel dans la construction des jeux identitaires en ligne. Elle permet aux individus d'affirmer leur appartenance à un groupe en exprimant leur complicité tacite autour de codes culturels partagés. En adoptant l'ironie, les membres d'une communauté sous-entendent qu'ils partagent une compréhension commune et implicite, sans avoir à expliquer ou à clarifier leurs propos. Cela crée une dynamique où celles et ceux qui ne sont pas familiers avec ces références sont de fait exclus. En somme, l'utilisation de la post-ironie sur Internet est à la fois un acte d'affiliation et un acte de confiance envers les autres membres de la communauté qui sont supposés saisir immédiatement le sens sous-jacent sans besoin d'explications supplémentaires.
Et il va falloir s'accrocher, que l’on soit un boomer, un millennial ou une marque désireuse d’infiltrer ces néo-codes, car les manifestations vont bien au-delà des courants esthétiques, memes, emojis et autres règles typographiques détournées. Aperçu des derniers en date ? L’“algospeak” qui incite les créateurs à utiliser des mots, euphémismes et omissions pour bypasser les restrictions de modération. Et bien sûr, il s’agit, là aussi d’y mettre, bien souvent un peu d’ironie. Ainsi “sex worker” devient “accountant” tandis que “panini” désigne la pandémie...
Une autre forme de manifestation, plus accessible pour les néophytes, est le concept du “mocking up user interfaces”, qui consiste à parodier des interfaces web/mobiles emblématiques en y ajoutant des fonctionnalités fictives, souvent grinçantes, comme en témoignent les captures d'écran ci-dessous tirées de la newsletter de Soren Iverson :
Et si cet ethos servait de fondement à une nouvelle génération de start-ups ? C’est déjà plus ou moins le cas. Parmi les exemples, citons l’EdTech Animatter qui utilise des memes pour aider les élèves à comprendre en profondeur les sujets qu'ils étudient. Le raisonnement ? Si un étudiant maîtrise véritablement un sujet, alors il sera capable de saisir voire de créer un meme y faisant référence. CQFD.
Et vous connaissez sans doute tous BeReal, cette application qui vous invite à poster une photo de ce que vous faites à un instant T, sans artifices ? Je vous présente Catch, le petit nouveau qui commence déjà à faire du bruit (ndlr. au moment où j'écris ces lignes, il se classe parmi les 20 meilleures applications social media de l'App Store) et ferait presque office de parodie de BeReal. Le concept ? Vos amis vous envoient une photo et vous avez dix secondes pour la voir et répondre. Catch me if you can ... ou plutôt “Mock me if you can” ?
MD