Quand le “moche” redéfinit nos standards
Plongée dans une économie en plein essor où "l'uglycore" de TikTok, les NFT ridiculement moches, et d'autres choses peu plaisantes sur le plan esthétique occupent désormais le devant de la scène.
Le fashion statement de notre époque.
Vous pensiez que le monde était devenu bizarre ? Et bien, vous n’êtes pas au bout de vos surprises puisqu’il est en train de devenir moche, littéralement. Bien sûr, le phénomène ne date pas d'hier, si l'on remonte à l'époque médiévale, une tendance artistique consistait à donner aux visages des bébés peints un aspect vieux et effrayant (si vous cherchez l’explication, je vous invite à lire cet article de Vox). Avance rapide jusqu'à aujourd'hui et les pulls de Noël moches font fureur. Donc, oui, la laideur a alimenté de nombreuses tendances à travers les siècles, que ce soit dans l'art ou la mode.
Alors, quoi de neuf ? Eh bien, pour commencer, l'ampleur avec laquelle le moche se manifeste de nos jours est tout simplement époustouflante. Et ça ne cesse de croître. Très vite. Du genre 5,5 milliards de vues sur TikTok. En étudiant le hashtag au sein de la plateforme de prédilection de la génération Z, on s'aperçoit que le terme "moche" est peut-être même trop faible pour décrire le phénomène. De l'esthétique "Normcore", qui élève au rang d'incontournables des vêtements décontractés et banals, à l'esthétique "uglycore" et "weird girl", où les motifs dépareillés, les couleurs vives et autant de textures que possible dans une seule tenue font fureur, le "laid" est définitivement devenu l'esthétique convoitée de la jeune génération, jamais à court de surprises.
Et les marques capitalisent sur ce moment culturel. Comme le rapporte Bloomberg, les actions de Crocs Inc. n'ont jamais été aussi élevées et la marque prévoit que son chiffre d'affaires doublera pour atteindre 5 milliards de dollars dans les quatre prochaines années. Même son de cloche pour l'empire Deckers Outdoor Corp, qui commercialise la marque de bottes Uggs, ou les baskets Hoka. Et le secteur du luxe n’est pas en reste. Balenciaga, par exemple, a récemment fait les gros titres avec son sac poubelle à près de 2 000 dollars (oui, vous avez bien lu), tandis que LVMH a acquis la majorité des parts de la marque allemande de sandales Birkenstock l'année dernière.
Le moche est partout.
Cependant, le phénomène ne se limite pas à la mode. Si vous regardez autour de vous, vous trouverez des manifestations de laideur un peu partout, des NFTs aux sites web inspirés du Brutalisme, en passant par les fleuristes et même des expositions sur mesure comme celle consacrée aux maisons les plus laides de Belgique, qui se déroule en ce moment même.
L'esthétisme alimentaire a également été ébranlé. Au départ, il y a eu un cri de ralliement pour adopter les aliments "imparfaits" afin de contribuer à réduire le gaspillage alimentaire, ce qui a finalement conduit à un mouvement lucratif de mode durable. En effet, une étude menée par l'UBC a récemment révélé que le fait de qualifier un aliment de "moche" nous donne envie de l'acheter, ce qui en fait une puissante recette de succès commercial. La société Misfits Market, qui vend des fruits et légumes moches, ne contredira sûrement pas la recherche. Ayant récemment acquis son rival, Imperfect Foods, elle est en train de doubler la taille de son entreprise et devrait atteindre un milliard de dollars de revenus annuels d'ici deux ans.
Mais la durabilité n'est pas toujours le seul principe directeur. Les pâtisseries, par exemple, deviennent elles-aussi de plus en plus bizarres, désordonnées voire laides. Elles peuvent devenir le support de pseudo-citations sur le sujet de la santé mentale, à l’image de ce gâteau sur le thème du Xanax ou de ce dessert motivationnel "Je fais du mieux que je peux". Parfois, les pâtisseries peuvent être encore plus complexes, comme dans cette composition indescriptible qui ne vous laissera pas de marbre. Et c'est justement un élément caractéristique des choses bizarres et moches : elles vous magnétisent car vous ressentez le besoin de comprendre pourquoi elles ont été fabriquées, ce qui a traversé l'esprit de la personne qui les a conçues et ce qu'elles signifient. Elle suscitent une impression plus profonde, déclenchent un esprit critique et, en fin de compte, si vous relâchez suffisamment, vous pouvez même finir par ressentir une forme d’émerveillement.
Rejeter ce qui est inintéressant.
La laideur peut-elle être perçue comme un signe de confiance en soi dans un monde où règne une angoissante incertitude ? Bien sûr, nous pouvons blâmer - ou encenser - la crise pour cette renaissance du moche, mais ne faut-il pas chercher plus loin ? Vous avez probablement déjà lu que nous assistons à une prise de position identitaire de la génération Z, qui rejette l'esthétique belle et lisse des millennials. Mais pourquoi ? La réponse réside dans le fait que l'opposition binaire entre la beauté et la laideur perd de sa pertinence, et que cette dernière est redéfinie dans sa complexité et ses subtiles nuances comme quelque chose de captivant, quelque chose qui s'élève au-dessus du bruit, quelque chose qui ajoute du chaos aux algorithmes. Bref, il s’agit de rejeter ce qui est lisse... et inintéressant.
Comme me l’explique Sarah de Aesthetically Complex Pies, un service de tartes et d'en-cas sucrés et salés : "Je ne pense jamais vraiment aux choses en termes de laideur ou de beauté. Ce n'est pas un critère que j'utilise pour faire des choses (...) Je ne pense pas que mon travail alimentaire soit souvent particulièrement délicieux - mais cela fait aussi partie du jeu. Des choses qui ont peut-être l'air immangeables ou peu familières, mais qui sont en fait assez savoureuses. Je pense aussi que le fait d'être "non éduquée" dans le domaine que j'ai choisi m'aide. Je ne connais pas les règles, donc il n'y a aucune chance pour que mon travail ait l'air "correct". Je ne suis pas trop intéressée par le fait de faire les choses de la bonne manière. Et ne pas connaître les règles me donne une excuse pour être imparfaite dans mon travail".
Lorsqu’on parcourt l'Instagram de Sarah, ses créations culinaires inspirées par les artistes, les cristaux et la géométrie sont effectivement difficiles à définir ou à catégoriser. Et pourtant, elles sont captivantes. Sarah expérimente, rend les choses intimidantes beaucoup plus abordables et libère également de nouveaux niveaux de créativité et d'inventivité : "J'imagine une réalité où la frontière entre la sculpture, les objets trouvés, les articles de cuisine et les dîners de haute couture s'estompe jusqu'à devenir exaltante. Devrions-nous mordre le bâtiment ? Devons-nous boire le pull ? La belle différence entre le fait de travailler dans la food et le fait de travailler dans la sculpture se résume à l'intimité et à la brièveté. La confiance dans une gorgée, la fragilité de la température, le risque de la fusion. Je veux prendre le meilleur de la nourriture et le meilleur de l'art et les marier pour un bref instant avant la consommation. Ce n'est pas 'trop beau pour être mangé' ; ça existe précisément dans ce but."
MD
Un éclairage passionnant. L'émergence d'un néo-grunge ?