Sens sur-stimulés, sensations simulées
Nous vivons à l’ère de la vue et du son. « Nous sommes obnubilés par la vue depuis le siècle des Lumières, qui a consacré nos yeux et déprécié tous nos sens. » affirmait Mark M. Smith dans son Manifeste sur l’Histoire sensorielle. Les dix heures que nous passons quotidiennement devant nos écrans renforcent cette domination visuelle. Quant à l’ouïe, elle s’est imposée comme second sens majeur de la modernité, à travers ces 368 chansons hebdomadaires que nous consommons en moyenne.
Mais qu’en est-il des autres sens ? Ils sont souvent négligés, perçus comme trop matériels ou moins intellectuels. Pourtant, la Silicon Valley ne manque pas d'ambition et de plus en plus d’appendices sont développés pour simuler les sens qui échappent encore au numérique. C’est le cas de l’odorat avec de nouveaux devices pour diffuser des senteurs, ou du toucher avec des vestes, bracelets, manches et gants haptiques. Pour le goût, on en est encore loin même si des tentatives existent.
Le quantified self, lui, transforme nos sensations en données, des signaux mesurables. On sait que le cœur bat, mais on ne le sent plus. C’est ce qu’Alain Damasio appelle le « raccorps » dans La Vallée du Silicium : un corps monitoré, interfacé, décroché de lui-même, devenu simple enveloppe. Dans ces rêves californiens, les sensations sont calibrées, provoquées à la demande, sans qu’il soit nécessaire d’habiter pleinement son corps. La cause se dissocie de l’effet, et le réel s’efface au profit d’une simulation.
Se re-sensibiliser au réel
Face à cette volonté englobante de la Silicon Valley, qui tend à réduire le réel à des modèles et des simulations, il est pourtant possible d’utiliser le numérique pour raviver notre attention à la musicalité et à la sensorialité du monde.
Radio Garden, une plateforme interactive qui permet aux utilisateurs d'explorer les radios du monde entier en temps réel illustre bien cette démarche. Plutôt que de simplement choisir une station par une interface classique, Radio Garden permet de naviguer à travers un globe interactif, où chaque point représente une radio locale diffusée en direct. L'expérience amène l'utilisateur à "se déplacer" dans l'espace sonore mondial, à écouter les bruits, les musiques, et les voix de villes et villages lointains. Ce contact sonore avec des réalités locales, souvent ignorées ou méconnues, reconnecte à une dimension sensorielle plus directe.
Mais parfois, la démarche va un cran plus loin. L’artiste américaine Rosy Lamb et hérétique viennent de dévoiler l’application Cocolor, un jeu qui invite à repenser notre relation à la couleur. Car, si dans nos environnements numériques classiques, les couleurs RGB sont régies par la synthèse additive, les pigments physiques se mélangent eux selon la synthèse soustractive — une réalité et des changements que notre cerveau appréhende bien plus naturellement. Cocolor cherche à combler cette déconnexion en offrant une expérience de création de couleurs numérique soustractive, plus intuitive et sensible. En ralentissant le processus créatif, Cocolor nous incite à interroger notre perception des couleurs : les voyons-nous tous de la même manière ? Quelles nuances résonnent en nous ? Quelles harmonies suscitent une émotion ?
Donner corps au numérique
L’omniprésence des écrans et l’accès au monde à distance créent en contrepoint un besoin de physicalité - voire d’hyperphysicalité, auxquelles répondent certaines expériences qui invitent à mobiliser notre peau et nos muscles.
Une première voie consiste à sortir le numérique des surfaces lisses que sont nos écrans et qui absorbent des parts de plus en plus conséquentes du monde, pour créer de nouveaux objets avec un usage précis et des gestes nouveaux. C’est par exemple ce qu’ambitionne Ferdinand Barbier en inventant des objets numériques comme la Boîte à musique, qui contient un seul son dans son écrin en bois. C’est cette même voie qu’arpentent Spencer Chang avec son coussin en céramique pour faire “dormir” nos téléphones, Playtronica avec le TouchMe qui compose du son à partir du contact physique entre deux personnes ou de Dynamicland et ses interfaces expérimentales. Face au high tech, le high touch, comme le pressentait déjà John Naisbitt en 1982. Des objets que l’on touche et qui nous touchent.
Une seconde voie vise à sortir un contenu de l’infini espace numérique pour le situer dans un lieu physique précis. C’est par exemple ce que propose le podcast Kiln, une "histoire d'horreur audio" mettant en scène des créatures mythologiques scandinaves dont le contenu est géo-restreint. Il ne peut être écouté que si l’auditeur est situé dans l’une des forêts suédoises. Contextualiser un contenu, plutôt que de le rendre disponible en tout lieu, c’est aussi ce que propose Dérive, l’application d’hérétique pour flâner. Pour découvrir la destination d’une dérive surprise ou le contenu des expériences comme la Balade Sentimentale, il faut se mouvoir dans le monde réel.
Un autre exemple est l’installation immersive Field of Light, créée par Bruce Munro. Plus de 50 000 tiges lumineuses, plantées en extérieur, réagissent aux mouvements des visiteurs et aux variations climatiques. Chaque pas, chaque souffle de vent, modifie l’installation, obligeant le spectateur à se reconnecter à l’environnement et à la matière. Ici, le numérique devient un pont vers la nature, réactivant notre attention à ce qui est tangible, à ce qui nous entoure.
Nourrir d’autres sens
En sortant de la mise à disposition de sensations on-demand, certaines expériences sensorielles permettent de solliciter d’autres sens.
L’expérience sonore de Ferme les yeux et regarde, un podcast immersif du studio Nuits Noires cherche ainsi à offrir une nouvelle façon d’observer des œuvres d’art, sans passer par la vue mais uniquement par le son. En se concentrant sur un sens, elle laisse toute la place à l’imagination de l’auditeur pour s’épanouir. Dérive, en nous invitant à tracer nous-mêmes notre itinéraire, sans pression temporelle, développe notre sens de l'orientation et notre temps subjectif. L’Œuf de Mejnoun, la capsule temporelle de Ferdinand Barbier, invite la personne qui la reçoit à utiliser son imagination - que renferme-t-elle ? - et à développer le sens du temps qui passe.
Certaines expériences nourrissent littéralement nos sens. Le Son du Chocolat en fait partie. Né de l’idée de prolonger le rituel gourmand au-delà du magasin, chaque création sonore accompagne la découverte des textures et des saveurs du chocolat. Pour le mendiant aux amandes caramélisées et oranges confites, la musique suit le rythme des sensations : elle débute avec le craquement sec et vif de l’amande, suivi de celui du caramel, plus fragile, qui se brise et résonne légèrement plus longtemps. Ensuite, des notes plus douces émergent, évoquant la subtilité des oranges confites. En fond, des rires d’enfants apparaissent, apportant une légèreté joyeuse à l’expérience. Peu à peu, tout s'harmonise, à l'image des saveurs, jusqu'à ce que tout éclate en bouche.
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » écrivait Charles Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Le sens du temps, le sens de l’espace ou l’imagination semblent aussi vibrer sur la même corde synesthésique.
Raisonner ? Résonner !
Notre désir apparemment insatiable de confort, de contrôle et d’efficacité va à l’encontre de relations sensibles au monde, de ce qu’Hartmut Rosa appelle des expériences de résonance. « La conscience du fait que l’on ne peut précisément pas contrôler l’instauration de telles expériences ni garantir qu’elles auront lieu, qu’elles sont non seulement indisponibles mais rares et improbables, est peut-être un élément essentiel de l’attractivité de l’art. »
Chercher à rendre le réel disponible, à en simuler les effets, à agir dessus avec ces télécommandes universelles que nous tenons en main la majeure partie de notre temps éveillé, est le meilleur moyen de nous couper de la résonance. C’est un numérique insensé, insensible.
S’approprier de façon pertinente le numérique – moins intensément, différemment – pour se rendre disponible au réel, y prêter attention, nourrir les sens. C’est renoncer à tout vouloir contrôler, permettant à nos corps subtils de s’ajuster et de s’harmoniser. La vie, toujours un peu bancale, nous invite à cette danse silencieuse où, malgré tout, nos sens savent encore s’émerveiller. Comme sous la pluie, où l’on tend la main pour sentir la fraîcheur des gouttes plutôt que d’attendre l’éclaircie. Comme en amour, où l’un souffle et l’autre s’enflamme, c’est dans cette tension subtile que l’étincelle naît. Au fond, éveiller le sensible, c’est se reconnecter à l’âme du monde.
Marie Dollé & Antoine Mestrallet, co-fondateur d’hérérique
À la frontière entre un think-tank, un cabinet de conseil, une maison d’édition et un studio de création, hérétique cherche à penser, créer et transmettre des numériques alternatifs à la doxa californienne.
Pour completer, cette liste de numérique sensible, je vous conseille de regarder le travail de ces 2 artistes qui travaillent sur le numérique et l'IA.
https://christophebruno.com/
https://www.aurecevettier.com/
Merci ! J'ai adoré ! J'ai envie d'explorer les expériences proposées et en même temps que j'écris ce poste, je suis en train d'écouter une radio néozélandaise sur Radio Garden !
Ton article m'a fait penser à Noam Sobel, ce neuroscientifique qui travaille sur un domaine très peu étudié, l'odorat ! Voici un épisode où il intervient ! Je t'envoie en MP l'accès à la ressource complète autour de ce sujet ;-)
https://hubermanlab.com/dr-noam-sobel-how-smells-influence-our-hormones-health-and-behavior/