
Un glissement subtil
Agentique. Google a balancé ce terme pour terminer 2024 par un dernier coup de com. Faut dire que ça claque…
Mais un détail titille l’oreille : cette paronomase avec argentique. Un hasard phonétique ? Pas si sûr. L’un fige l’instant, l’autre l’exécute.
L’argentique, l’époque des péloches, imposait un choix. Chaque cliché était une décision, un engagement, un risque.
Puis est venu le cliché numérique : fluide, sans contrainte, sans limite. Toujours plus de pixels qui viennent saturer des serveurs à l’autre bout du monde.
L’image s’est multipliée, diluée, banalisée. Un cliché ne coûte plus rien… et ne vaut plus rien ?
No pain, no g(r)ain.
L’agentique semble suivre le même chemin. Les agents nous propulsent dans une ère où l’exécution devient immédiate, sans friction.
Toujours plus d’agents… mais moins d’agentivité ? En cédant une part de notre autonomie, nous renonçons collectivement à notre capacité d’agir sur le monde et les autres, à les transformer ou les influencer.
Nous renonçons aussi au pouvoir de l'intention. D’ailleurs, une action sans intention, est-ce encore un acte ?
L’illusion du progrès sans limite
L’agentique promet une productivité infinie, une exécution sans faille. Plus vite, plus fluide, plus efficace.
Mais, à vouloir automatiser sans improviser, on exécute sans questionner. Et à force d’optimiser, on ne crée pas plus de valeur, on lisse ce qui faisait sens.
On pensait s’alléger, mais on ne fait que remplir autrement !
Car, certaines ressources ne se démultiplient pas. Le temps par exemple.
Il ne se compresse pas, mais se dilate dans l’espace disponible, c’est la fameuse loi de Parkinson.
L’IA ne déleste pas, elle augmente la cadence.
On croyait alléger la charge, on a relevé la barre. Un créatif qui produisait 10 visuels par semaine ? Il devra en générer 50. Ce n’est plus une prouesse, c’est la nouvelle norme.
L’agentique ne simplifie pas, elle accélère. Le temps libéré n’est pas du temps gagné, c’est du temps requalifié.
Le progrès est là… et la liberté ? Elle se cherche encore.
Place à la (c)ouch economy ?
L’agentique promet de tout faire à notre place. Acheter, décider, exécuter. À nous, le luxe du temps libre total et permanent. Un monde où même lever le doigt semblera archaïque.
On peut quand même se poser la question : à quoi ces agents vont-ils servir concrètement ?
99 % du temps, ils ne feront que satisfaire un caprice, un peu comme le quick commerce l’a fait avant eux.
Se faire livrer une pizza congelée en 10 minutes ? Oui c’est possible.
Regarder un bot réserver ses prochaines vacances ? Oui c’est possible.
Oui c’est possible… mais est-ce désirable ?
Ai-je vraiment besoin d’un modèle autonome, coûteux, énergivore… simplement pour le regarder acheter un pot de peinture sur le site de Leroy Merlin pendant que je termine mon paquet de chips ?
Le capitalisme, à court de nouveaux objets à nous vendre, nous propose désormais l’illusion d’un temps libéré de toute contrainte… et même de nous même ?
Soyons un peu plus Marie que Marthe
Dans l’Évangile, Jésus visite deux sœurs. Marthe s’agite, sert, s’affaire. Marie, elle, s’assied et écoute. Exaspérée, Marthe interpelle Jésus. Il tranche : "Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée."
On lit souvent ce passage comme une ode à la contemplation. Mais peut-être qu’il dit autre chose.
Marthe remplit son devoir, elle répond aux attentes. Marie, elle, choisit. Elle choisit où porter son attention, où donner son temps, où exister.
Comment être plus Marie que Marthe ? En étant présente à tout… sauf aux obligations.
À l’échelle individuelle, c’est un équilibre délicat. Mais à l’échelle systémique, cette nuance disparaît. L’agentique pousse cette logique à son extrême : elle ne choisit ni l’action ni la contemplation. Elle efface simplement la nécessité d’être.
Nous croyons nous alléger en automatisant, en fluidifiant, en déléguant. Mais que reste-t-il d’un humain quand il n’a plus rien à faire ?
Notre époque a fait du travail une identité. Supprimé par l’agentique, il ne reste rien, pas même du temps, car un temps sans nécessité devient un vide à combler coûte que coûte.
Chaque gain de productivité ne libère pas, il reconfigure. Ce qui était un progrès devient une norme. Ce qui était une opportunité devient une contrainte.
Alors que faire ?
Tracer nos propres limites. Décider de ce que nous remplissons ou laissons vide.
L’agentique trace des lignes droites. À nous de les tordre !
Car, le progrès n’a jamais été un problème. C’est l’abandon du sens qui l’est.
L’instinct pirate guette
L’humain, par essence, sabotera toujours l’idée d’un monde parfaitement huilé. Nous avons cette capacité unique à détourner et subvertir les règles du jeu.
Ce n’est pas un bug, c’est notre feature.
L’histoire ne se construit pas sur la perfection, mais sur sa capacité à être déjouée. Là où l’agentique croit tout fluidifier, l’humain, lui, sait faire gripper la machine.
Alors peut-être que notre seul rôle sera de hacker ce système.
Les pirates, les bricoleurs réinventent sans cesse la finalité des outils qu’on leur impose.
Notre avenir n’est peut être pas d’être des consommateurs passifs de l’agentique… mais d’être ceux qui la détournent.
Et si avec ses agents IA, nous jouions à créer de nouveaux maîtres pour les contredire ?
Nous avons tué l’idée de Dieu par la science.
Mais avons-nous vraiment abandonné le besoin d’un démiurge ? Ou en cherchons-nous simplement un autre à hacker, défier et détruire… pour tout reconstruire à nouveau ?
On croit avancer par l’ordre, mais c’est toujours le désordre qui nous sauve.
MD & KP
Ancien entrepreneur co-fondateur de la newsletter Magma, Kevin Pujol écrit désormais Le Bateleur, un espace d'exploration où il partage des idées nouvelles pour penser, inventer et se réinventer.
Tres intéressant comme toujours Marie. Ceci dit je n’opposerait pas tant Marthe et Marie. Je les vois plutôt comme deux facettes d’un même chemin intérieur. Marthe agit, Marie écoute. L’une est dans la matière, l’autre dans l’esprit. Mais l’une sans l’autre crée un déséquilibre : l’action devient vide sans présence et la contemplation stérile sans incarnation.
Très Bonne réflexion;le risque de glisser dans une dépendance voire un asservissement aux réseaux sociaux alimentés de plus en plus par l'IA est réel; il va falloir créer quelque part un contre pouvoir alimenté par un autre réseau public.
Cependant, il ne faut pas cracher dans la soupe! nous aurons de plus en plus besoin des Énormes bases de données pour accéder de plus en plus rapidement à la connaissance, et pour traiter de vrais problèmes posés à l'Humanité; (et dieu sait qu'il va y en avoir des nouveaux problèmes); le Bon Sens devra cependant faire l'arbitrage.
Et comme d'habitude, c'est celui qui agira le plus rapidement avec pertinence qui aura raison.
No Honey ,No Money