Hier soir, autour d’un dîner chez une amie, nous parlions de l’unique instant qui compte : celui où ni hier ni demain n’osent troubler la paix. Le présent, plein et entier, se suffisait à lui-même.
Mon regard s’attarda sur un tableau de Zacchi, suspendu au mur. Plus qu’un simple objet décoratif, il transcendait l’espace. Mon amie me confia qu’elle l’avait choisi pour ce qu’il faisait revivre en elle : des moments précieux avec sa grand-mère, des instants tissés dans la lumière fragile des souvenirs partagés.
« Quel pourrait être le titre de ce tableau ? » lui demandai-je. Alors, comme pour prolonger ce jeu d’idées, nous avons fait appel à ChatGPT. Ensemble, nous avons guidé l’IA, mêlant nos émotions et nos ressentis à sa froide mécanique. Un escalier, une lumière éclatante d’un côté, plongée dans l’ombre de l’autre. Ce vert, si particulier. En peinture, le vert fut longtemps capricieux, un pigment qui se dégrade, s'efface avec le temps. La vie et la presque mort, tout s’y confond. Des suggestions comme Marches de la vie ont émergé, mais le titre véritable s’est révélé dans une facture retrouvée : Bonheur immuable. Simple, parfait.
Elle me confia alors une curiosité : Zacchi dissimule un minuscule point rouge dans chacun de ses tableaux. Intriguée, je me mis à le chercher. Après un moment, je l’ai enfin trouvé, discret, presque effacé, mais bien là. Alors, j’ai voulu figer cet instant, le capturer dans une photo. Mais sur l’écran, le point rouge avait disparu. J’ai zoomé, scruté chaque détail. Rien. Le point, pourtant si réel à mes yeux, refusait de se laisser capturer par la machine.
Ce petit incident, aussi banal qu’il puisse paraître, m’a rappelé une réflexion de Geoffrey Hinton, pionnier de l’IA. Contrairement à ceux qui imaginent un futur où la conscience humaine pourrait être transférée dans une machine — comme Ray Kurzweil — Hinton s’y oppose fermement. Pourquoi ? Parce que notre cerveau fonctionne de manière analogique, fluide, continu, avec une infinité de nuances. À l’inverse, les machines et l’IA obéissent à des étapes rigides, des séquences de 0 et de 1. C’est la rencontre de la subtilité de l’humain et de la froide mécanique.
Cela m’a poussé à réfléchir : dans ce monde saturé de technologie, de pixels et de simulations, le véritable luxe ne serait-il pas dans ces moments que la technologie ne peut capturer ? J’ai déjà évoqué l’hyperphysicalité, cette “sur-expression” des corps qui redonne une âme aux espaces physiques. Mais plus encore, il y a ces expériences qui ne se contentent plus de distraire, mais de révéler. Elles nous parlent de nous, nous apprennent ce que nous ignorions encore de nous-mêmes et laissent leur empreinte dans le temps. Leur secret ? Elles sont analogiques.
Cette quête se retrouve, dans une certaine mesure, dans le travail de Mauricio Alejo. Dans Substance, il donne une forme tangible à une ombre, créant un paradoxe où l’absence devient présence. Dans Let It Be Light, ce qui paraît être une source lumineuse n’est en réalité qu’une surface peinte.
Une autre illusion, qui nous invite à interagir, à être physiquement présents pour comprendre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
En partageant ces réflexions avec un ami, il me raconta un moment marquant des services de Rosh Hashana cette année. Le rabbin fit un geste rare : il retira tous les livres de prières. Un acte puissant, surtout là où le livre est sacré. Mais il ne voulait plus de têtes baissées, il voulait des visages. Être ensemble, vraiment. Son sermon, Face à Face, prit alors tout son sens. Les prières projetées n’étaient qu’un prétexte. Ce qu’il cherchait, c’était le regard, l’instant partagé, au-delà des mots et des écrans.
Créer des moments qui n’existent que pour ceux qui les vivent, voilà le véritable luxe. Des instants invisibles aux machines, gravés en nous, capturés par la simple présence.
Et si ce luxe prenait des formes nouvelles ? Des objets qui ne réagissent qu’au toucher, à la chaleur d’une main. Des œuvres qui s’animent sous la lumière, mais échappent aux caméras. Des expériences intimes, accessibles uniquement par la proximité, insaisissables pour les machines. Un luxe éphémère, imperceptible, réservé aux vivants. Comme le fantôme de Pepper, ces illusions scéniques du XIXe siècle qui ne prenaient vie que sous un certain angle et ne se révèlent que dans l’instant.
Les marques, elles aussi, pourraient revendiquer ce nouveau luxe. Imaginez des vêtements, des accessoires qui échappent aux caméras, des matières qui déroutent les machines. Non par défiance paranoïaque, mais avec la discrétion du raffinement, à l’image de ces marques sans logo qui expriment tout sans avoir à le dire. Des vêtements qui rappellent que capturer une image n’a ici aucun sens. Un geste d’esthète, à l’image de ces artistes interdisant les portables à leurs concerts, restituant à l’instant sa vérité brute.
C’est à ce croisement entre la présence physique et l’invisible numérique qu’un nouveau dialogue pourrait naître entre l’humain et la technologie.
Un dialogue où la machine, incapable de tout saisir, finit par reconnaître ses limites. Et c’est dans cet espace, entre ce qui est perçu et ce qui échappe, que brille le véritable luxe : celui de l’expérience vécue, ce bonheur immuable parfaitement en phase avec l’instant. Une expérience qui, comme le point rouge dissimulé dans un tableau de Zacchi, reste gravée dans la mémoire de ceux qui ont pris le temps de voir.
MD
Toujours un plaisir intense de lire votre newsletter ! Le retour des sensations partagées après les écrans glacés de nos solitudes . Du tactile , de l’éphémère, du vivant . Exactement ce dont nous avons besoin. Ce luxe ultime merci Marie ✨
Le kairos, le doux moment entre le presque et le pas tout à fait qui nous fait - sans doute - nous sentir plus en vie 🌈