Vous avez sans doute déjà vécu ce genre de moment : quelqu’un parle, tout semble aller de soi, et pourtant, quelque chose accroche. Ce n’est pas frontal. Juste un mot un peu décalé, un détail qui sonne faux, un léger désaccord entre ce qu’il prétend être et ce qui, malgré lui, se révèle.
Avec le temps, j’ai fini par en faire un petit jeu cognitif, celui des dissonances. Une manière de penser, en coin : Vas-y, déroule ton personnage… moi, je guette les décalages.
Exemple : un homme réputé pour son empathie, qui raconte qu’au travail, pour faire partir quelqu’un qui refusait de démissionner, il l’a installé dans un bureau sans fenêtre. “Ça a fini par marcher.” Il dit ça comme on évoque un détail logistique, presque neutre. Moi, ça me heurte. Derrière le vernis d’humanité, un geste brutal, froid, presque clinique.
C’est ça, une dissonance : un moment où les couches ne s’alignent plus, où quelque chose glisse. Pas forcément parce qu’un masque tombe, mais parce qu’un décalage affleure. Ce n’est pas toujours une faille. Parfois, c’est une brèche. Un contraste qui accroche, une tension qui tient. Et c’est là que ça se joue : la dissonance n’est jamais univoque. Elle ouvre plusieurs lectures à la fois. Elle peut déranger, mais aussi fasciner. Elle donne parfois au personnage une densité nouvelle, plus vraie. Bref, elle demande de l’écoute, du discernement.
Or nous vivons dans une société qui supporte mal l’ambiguïté. Qui veut que tout s’aligne, que tout soit clair, fluide, lisible. Le moindre flottement devient suspect. Il faut trancher, classer, ajuster. Mais une dissonance, justement, ne se corrige pas. Elle se traverse. Elle demande du temps, de l’attention, une forme de présence que les machines - et parfois même les humains pressés - n’ont plus toujours.
L’ennui, par exemple, en est devenu une victime collatérale. Il n’a pas disparu : on l’a simplement rendu illégitime. On l’efface, on le remplit, on le scroll. À la moindre attente, on sort son téléphone. C’est devenu un réflexe. L’ennui est perçu comme un vide à corriger, un bug dans le système
Or, il est tout sauf inutile. En philosophie, Heidegger voyait dans l’ennui profond une expérience métaphysique, un moment où le monde cesse de nous distraire et nous confronte à notre propre existence. Les neurosciences, elles, montrent que l’ennui active des réseaux cérébraux liés à la créativité, à la mémoire autobiographique, et à la pensée réflexive.
C’est là tout le paradoxe : en cherchant à supprimer l’ennui, nous nous coupons d’un espace mental essentiel. C’est ça, une dissonance contemporaine : une société qui prétend chercher le bien-être, tout en éliminant ce qui en est une condition. Qui présente comme un progrès ce qui, en réalité, nous prive d’une ressource intérieure.
La solitude suit le même chemin. On ne la traverse plus, on la comble. Et si l’on n’a personne à qui parler, on peut désormais se tourner vers une IA.
Bien sûr, il faut distinguer de quelle solitude on parle, comme le rappelle le psychologue Paul Bloom dans The New Yorker. Il y a celle, brutale, liée à la maladie, au deuil, ou encore celle du grand âge, une solitude de plus en plus fréquente dans une société structurellement vieillissante. Dans ces cas-là, une présence, même artificielle, peut apporter un réconfort vital.
Mais il y a une autre solitude, plus diffuse, plus contemporaine. Celle des jeunes, des connectés, des entourés. Une solitude au milieu du flux, qui ne dit pas son nom. Et là, l’illusion du lien artificiel risque surtout de figer l’inconfort sans jamais le traverser.
C’est là que la dissonance apparaît : on veut supprimer la solitude comme on referme une notification. On efface une émotion sans entendre ce qu’elle dit. Et c’est d’autant plus risqué que ces compagnons artificiels ne nous opposent rien. Ils écoutent, rassurent, valident, toujours. Alors, c’est tentant, évidemment. Mais ce type de lien, sans altérité, peut aussi nous priver d’un vrai travail intérieur.
La solitude, comme l’ennui, agit comme un signal. John Cacioppo, pionnier de la recherche sur la solitude, et fondateur du domaine des neurosciences sociales, la décrivait comme un système d’alerte biologique – comparable à la faim, la soif ou la douleur – une souffrance sociale faite pour nous ramener au lien. La neutraliser trop vite, c’est risquer d’éteindre un mécanisme de transformation.
La dissonance ne s’arrête pas à l’ennui ou à la solitude. Il y en a une autre, plus insidieuse encore, qui traverse depuis longtemps notre rapport au travail : celle de la productivité.
Depuis des décennies, on célèbre la performance. Produire plus, plus vite, plus efficacement. C’est devenu un idéal, presque un indicateur moral. L’arrivée de l’IA générative n’a pas inversé cette logique, elle l’a amplifiée.
Les premiers réflexes - ceux qu’on voit brandis sur LinkedIn - consistent à afficher une multiplication de “gains” : temps économisé, tâches automatisées, contenus multipliés.
Mais là encore, une dissonance s’installe. On parle sans cesse de temps gagné, mais qui l’a vraiment mesuré ? Et surtout, à quel prix ? Ce temps supposément gagné se paie ailleurs : en attention, en profondeur, en qualité. Qui n’a jamais pris un résumé généré par une IA, relu à la va-vite, corrigé à peine… au point de perdre ce qui fait la substance d’un propos, le bon angle, la clarté du raisonnement ?
Ce n’est pas toujours mesurable, mais c’est sensible. Et c’est là, justement, que réside la dissonance : une technologie dite intelligente, utilisée non pour penser mieux, mais pour aller plus vite, quitte à penser moins.
Cette logique cumulative – faire plus, produire plus, gagner du temps – en cache une autre, plus profonde encore : on juge l’IA à ce qu’elle permet de faire “en plus”, sans jamais se demander si cela mérite encore d’être fait. Comme si on jugeait l’électricité à sa capacité à remplacer des bougies, en oubliant qu’elle permet aussi d’inventer autre chose.
Ça tourne rond. Et si bien, qu’un jour, on ne verra même plus qu’il manque les angles. Alors il faudra quelqu’un, quelque part, pour grincer un peu. Pour déranger la musique. Et rappeler que penser, c’est parfois dissoner. Un art profondément humain.
MD
Et…toujours pas de typos dans le te texte. ;-)
Merci pour cette analyse partagée.
Au plan individuel et comportemental ça me semble juste mais qd j'ai lu.... "notre société qui supporte mal l’ambiguïte" j'ai perçu un grincement terrible.... Une dissonance.
Notre société qui blâme les conséquences dont elle loue les causes s'accommode très bien, il me semble, de ses multiples ambiguïtés.