Dans l'œuvre emblématique de Miguel de Cervantes, Don Quichotte, le protagoniste s'aventure dans des quêtes chevaleresques, souvent confondu par la réalité et ses illusions. Sa lutte contre des moulins à vent, qu'il perçoit comme des géants maléfiques, symbolise un combat noble mais futile contre des ennemis imaginaires.
Cette quête intemporelle de Don Quichotte résonne curieusement avec notre époque moderne où les "chevaliers" d'aujourd'hui se protègent non contre des géants, mais contre les menaces invisibles de la technologie.
L’armure contemporaine
Récemment, la chanteuse et activiste M.I.A. a lancé Ohmni, une marque de vêtements singulière. Parmi les articles phares, on trouve le "chapeau en aluminium", spécialement conçu pour neutraliser les ondes électromagnétiques telles que celles du WiFi et de la 5G, ainsi que les "Protency boxers", qui promettent de restaurer la fertilité en bloquant ces ondes. Autre curiosité, le “Brain Protection Durag”, vendu 100 $, composé d’un maillage en argent pur, offrirait une protection complète du cerveau.
Must-haves ou accessoires futiles ? Selon l'OMS, les niveaux d'exposition aux ondes électromagnétiques, comme ceux des routeurs Wi-Fi, ne présenteraient pas de risques majeurs. Mais ces niveaux reflètent-ils vraiment nos usages quotidiens et la diversité des sources ?
Face à cette réalité complexe, Ohmni élargit son offre au-delà des vêtements, en s'attaquant également à la protection contre le vol de données et le tracking. Parmi les accessoires, “l'Anti Trace Phone Case” est décrit comme un “VPN de la vie réelle”.
Tous ces articles, décrits comme le "premier street wear pour l'ère de l'information moderne," rappellent l'armure des chevaliers, mais en version allégée, illustrant une quête contemporaine de protection et d'autonomie, avec une touche de style.
Un phénomène en expansion
Ohmni n’est pas la seule marque à s’être aventurée dans cette niche. Des vêtements anti-reconnaissance faciale, initialement conceptuels, sont maintenant proposés par des marques comme CAP-ABLE, rendant ces produits accessibles à un large public. Ou du moins, à ceux prêts à débourser 560 $ pour un motif girafe qui semble avoir fait un trip sous ayahuasca, le tout porté par un modèle aux faux airs de Zuckerberg avant la fame.

Ces motifs de camouflage, autrefois conçus pour la dissimulation militaire en temps de guerre, s'adaptent désormais à une ère où les vêtements répondent subtilement aux défis des regards numériques et des technologies de surveillance, destinés à être portés en permanence. Après tout, nous vivons en pleine “permacrise”.
Cette transition vers des solutions visant à contrer les fléaux modernes tels que les ondes, le tracking et le vol de données personnelles n'est pas seulement symbolique : elle est aussi lucrative. Par exemple, un modèle de portefeuille anti-RFID à 75 $ a réussi à générer 3 millions de dollars en 30 jours sur Amazon US.
Cependant, ici aussi, l'utilité de ces protections reste discutée. Bien que des appareils non autorisés puissent lire les données des cartes RFID à proximité, cela demeure difficile et peu rentable, les escrocs préférant les méthodes en ligne. Un récent incident en Formule E a néanmoins montré l'utilisation stratégique des équipements RFID, soulevant des questions de sécurité et d'éthique.
Trompe-l'œil : entre réalité et illusion
La tendance de l'anti-tracking présente des similitudes avec le trompe-l'œil dans la mode contemporaine. Cette dernière consiste à créer des illusions visuelles saisissantes, comme des pantalons en cuir qui semblent être des joggers en coton, ou des t-shirts imprimés pour imiter des tenues multicouches. Cette tendance "weird" est particulièrement remarquée sur les podiums des marques telles que JW Anderson et Our Legacy.

GQ souligne que ces pièces sont un contrepoint à un internet saturé de deepfakes et d'images générées par l'IA. Ces créations artisanales, issues de nombreuses heures de travail minutieux, matérialisent les distorsions numériques. Elles montrent que, contrairement aux deepfakes, ce qui est forgé avec patience nous fait ressentir le réel lorsque tout semble irréel.
Alors que les technologies anti-tracking cherchent à esquiver l'attention numérique, le trompe-l'œil expose délibérément des illusions, servant de rempart contre les artifices en ligne. Un véritable antidote à l'ère du numérique. Fascinant.
Et donc ?
Si parfois l'ennemi est clairement tangible, comme dans les conflits armés, dans ce cas particulier, il semble invisible. Sommes-nous en train de céder à une paranoïa des ondes ? Le développement de ces nouveaux vêtements crée-t-il une hyper-réalité où la frontière entre sécurité effective et sentiment de sécurité s'obscurcit ? La technologie, à la fois protectrice et geôlière, nous offre-t-elle une liberté illusoire dans un monde de surveillance constante ?
Peut-être nous dissimulons-nous à la vie elle-même. Et la pandémie de santé mentale révèle notre profond désir de vivre autrement. En tant que chevaliers modernes, nous devons choisir nos batailles, distinguer les géants des moulins à vent, et forger des armures, non de métal ou d’argent, mais de connaissance et de sagesse. Comme le disait Cervantes : “Mourir en combattant sied mieux au soldat qu’être libre dans la fuite.”
MD
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Il y a un paradoxe également: en utilisant des outils aussi visibles, on devient bizarrement ultra atteignable (après tout les signes distinctifs sont les premiers éléments que certaines dictatures ciblent…). Passionnant ! 👏👏
Merci à toi encore et toujours !