Tout autour de moi, ça parle burn-out, ras-le-bol, surcharge. Les gens disent qu’ils sont fatigués. Mais ce n’est pas que de travail. C’est une fatigue existentielle, plus sourde.
On est tous bombardés de notifications, de tensions, de faux choix. On vit coupés du rythme du corps, du dehors, du dedans. On a l’âme en veille, le cœur en boucle, l’attention en miettes. On est devenus ces vivants qui, comme le dit si justement Aurélien Barrau, n’aiment plus le vivant.
Je crois que c’est parce qu’on nous a anesthésiés.
Pas brutalement. Doucement. Par saturation. On n’a plus le temps de sentir. Et quand une émotion insiste, elle dérange. Pourtant, ce n’est pas elle le vrai problème. C’est le décalage entre ce qui nous traverse et ce qu’on s’autorise à vivre. Une question d’alignement. Quand ça sonne faux dedans, tout finit par dérailler.
Alors que des outils comme les LLM lissent tout, je crois qu’il faut, de notre côté, réhabiliter ce qui déborde. Ce qui dépasse, ce qui résiste à la mise en ordre. Peut-être qu’il faut tout revoir. Ou plutôt : tout ressentir autrement.
Ce dont je parle, c’est de lucidité sensible. Pas d’un savoir. Pas d’un pouvoir sur soi. Juste une manière plus fine, plus vivante, d’être là.
On a des dictionnaires de langue pour nommer le monde. Des manuels de psychologie pour explorer nos dynamiques intérieures et mettre du sens sur ce qui nous agit. Des traités de philosophie, de théologie, de développement personnel pour penser l’existence, interroger le sens, construire des récits sur ce que c’est qu’être humain. La sociologie nous aide à comprendre nos rôles, nos places, nos appartenances. L’anthropologie retrace nos rituels, nos mythes, nos manières d’habiter le monde.
Chacune de ces disciplines éclaire une partie du puzzle. Mais aucune ne donne vraiment un langage fin pour dire ce qu’on ressent, de l’intérieur, quand l’émotion ne rentre dans aucune case. Quand le vécu est réel mais encore intraduisible.
Sans surprise donc : on a aujourd’hui bien plus de mots pour parler de performance que pour parler de tristesse. Un simple détour par un dictionnaire suffit à le constater : les synonymes de productivité ou d’efficacité se déclinent en une vingtaine de termes - rendement, performance, efficience, rentabilité, output, output-based, proficiency, skill… À l’inverse, la tristesse ne dispose que d’une poignée d’équivalents directs : mélancolie, chagrin, peine, douleur, vague à l’âme. Ce déséquilibre n’est pas anodin. Une étude récente portant sur 1400 noms issus du Historical Thesaurus of English montre que, depuis le Moyen Âge, le lexique émotionnel a évolué plus lentement que le lexique cognitif, ce dernier ayant connu un enrichissement important, notamment à partir du XVIIIe siècle (Krykoniuk & Pons-Sanz, 2024).
Autrement dit - et je force à peine le trait - notre vocabulaire émotionnel en est resté, pour l’essentiel, à l’état médiéval. Aujourd’hui, on parle bien plus aisément d’optimisation que de chagrin.
Et pourtant, c’est bien là, pour moi, l’essentiel de ce que c’est qu’être humain : cette finesse dans les émotions, cette nuance entre une solitude choisie et une solitude subie. Le deuil discret d’une version de soi. Le vide niché au creux d’une vie qui semble pleine. Le bonheur calme d’un instant en accord avec soi. Le trouble d’être à la bonne place, mais pas au bon moment. L’impression tenace d’être trop pour certains, pas assez pour d’autres. Et la mélancolie, ce luxe, en vérité : celui de sentir, sans vouloir corriger.
Il en va de même pour la tristesse. Non pas le désespoir, mais cette forme d’attention subtile que John Koenig décrit dans The Dictionary of Obscure Sorrows, un livre sur l’âme, né de ce soulagement étrange que l’on ressent quand un mot vient enfin nommer une sensation que l’on croyait trop floue, trop personnelle pour être partagée.
Koenig rappelle que le mot sad vient d’une racine germanique qui signifiait être rassasié, plein. Autrefois, la tristesse évoquait moins un manque qu’un trop-plein, une saturation émotionnelle. Elle n’était pas une faille dans le bonheur, mais une façon d’habiter pleinement l’existence, où joie et douleur coexistent.
Dans son superbe livre, on découvre une foule de mots absents des dictionnaires officiels. Hygge, saudade, duende, ubuntu… Autant de termes venus d’ailleurs, qui désignent ce que notre langue a oublié de nommer. Des états, des ressentis, des liens invisibles. Et pourtant, ce sont eux qui nous traversent, plus que nos performances.
Je crois qu’on est à un tournant. On va trop mal pour ne rien changer. Je vois des signaux faibles. Peut-être que j’y suis plus sensible. Ou simplement plus ouverte.
Cet après-midi, j’écoutais Quand je marche de Ben Mazué. Un peu par hasard. Mais est-ce que le hasard existe vraiment ? Le morceau commence par un mot : Houlà… Pas un mot, en fait. Un souffle. Tout est là. Le trop-plein en onomatopée. Une émotion qui déborde, sans les mots pour sortir. Et pourtant, on comprend.
Peut-être que c’est ça qu’il faut faire. Enrichir la langue. Trouver les mots et les expressions qui manquent. Parce qu’aucune émotion n’est obscure. Et qu’aucune tristesse, si elle est ressentie, n’est jamais tout à fait solitaire.
Et le courage dans tout ça, c’est de s’avouer touché. Et vivant.
MD
Je ne sais pas encore si je lirai le livre de John Koenig, mais merci pour le début de votre post qui résonne avec intelligence, culture et sensibilité avec les sentiments et sensations qui m'animent depuis quelque temps après de nombreuses années passées au service d'un modèle socio-économique ... qui n'est plus un modèle et n'aurait jamais dû en être un
Combien de mots en grec ancien pour dire "aimer" ?
Six, il me semble, sous réserve de vérification
(je ne suis pas spécialiste du grec, ancien ou moderne !) :
- Eros, amour passionnel, désir romantique et sexuel
- Philia, amour fraternel, amitié profonde
- Storge, amour familial naturel (parents-enfants, fratrie)
- Agapè, amour universel, bienveillance désintéressée
- Philautia, amour de soi, distinguant l'amour-propre sain du narcissisme destructeur
- Mania, amour obsessionnel, la jalousie maladive, le côté sombre d'éros
Oui, le vocabulaire des émotions nous manque...