Il y a, dans chaque relation, dans chaque conversation, une part de flou. Un flottement. On se parle, on se cherche, on se rate. Parfois, on devine. Parfois, on répond à côté. Ce n’est pas un bug : c’est la texture même du lien humain.
La clarté absolue n’existe pas entre deux personnes. Et c’est tant mieux.
C’est dans ce flou qu’on se rencontre. Non dans la précision des mots, mais dans ce qu’on imagine, dans ce qu’on projette, dans ce qu’on devine, ou qu’on rate complètement.
Car pendant que tu parles, je t’écoute, oui, mais pas tout à fait.
Je t’entends... et en même temps, j’analyse ce que tu dis.
Je t’écoute... et déjà, je prépare ma réponse.
Je fais les deux à la fois, sans m’en rendre compte.
Je suis présente et distraite, réceptive et occupée.
On appelle ça le full-duplex : le fait de parler et d’écouter en même temps.
Contrairement aux systèmes half-duplex, comme les talkie-walkie, qui imposent une parole à tour de rôle, la conversation humaine fonctionne dans la simultanéité. Ce mode produit deux effets majeurs.
Le premier, c’est le malentendu. Non comme un échec, mais comme une condition du lien. Le philosophe Vladimir Jankélévitch le compare au jeu d’une porte : trop bien ajustée, elle se bloque. Il faut du jeu pour qu’elle puisse s’ouvrir. De la même manière, le malentendu crée un écart, une marge d’interprétation, sans laquelle il n’y a ni mouvement, ni rencontre.
Le second, plus discret, c’est qu’il mobilise une forme d’intelligence spécifiquement humaine : celle qui écoute tout en parlant, ajuste en temps réel, improvise sans tout maîtriser. Une intelligence fluide, relationnelle, bien différente de celle, séquentielle et structurée, des machines.
Pourquoi je vous raconte cela ? Parce que cela introduit, en creux, un écart significatif avec la manière dont fonctionnent les LLM.
Ces modèles produisent des échanges cohérents, fluides, mais sans cette part de désordre qui caractérise nos conversations. Sauf peut-être Kyutai, un laboratoire de recherche français indépendant spécialisé dans l’IA open source, qui a présenté en 2024 Moshi, un agent conversationnel vocal capable de dialoguer en full-duplex. L’IA écoute et répond en continu, sans attendre la fin de la phrase, à la manière d’un humain. Mais même là, l’échange reste contrôlé, net, sans hésitation. Il fonctionne, mais sans le jeu.
Cette différence est parfois difficile à saisir tant l’illusion de naturalité des IA progresse. Et pourtant, elle saute aux yeux lorsqu’on la regarde sous forme graphique. Comme dans ce schéma partagé sur X
À gauche, une interaction humain-AI : structurée, alternée, sans chevauchement. À droite, une conversation entre humains : décousue, chaotique, simultanée.
Ce qui peut sembler désordre est en réalité la condition même du lien vivant.
Ce que les IA gagnent en clarté, elles le perdent en lien. Ce que nous perdons en efficacité, nous le gagnons en présence.
Alors non, le flou n’est pas un défaut à corriger. C’est une donnée relationnelle. Un signe que nous ne sommes pas des machines.
Et peut-être faut-il simplement se souvenir de ça : ce n’est pas parce qu’on se comprend mal, qu’on ne se rencontre pas. Parfois, c’est même l’inverse.
C’est ce flou qui fait qu’un échange n’est pas un simple transfert d’informations, mais une vraie rencontre. Et si on s’obstine à vouloir le corriger partout, on ne rendra pas les relations plus nettes. On les rendra impossibles.
MD
Complètement d'accord mais ... mais ce mot, le mot "flou". Fichu mot qui, ayant la même étymologie que le verbe "flouer", qui désigne aussi l'intention de tromper. Or le malentendu ne suppose pas nécessairement une intention de tromper.
Aïe, ça m'embête.
Et si ...
Et si, indépendamment de l'outil qu'il est aussi, le langage était d'abord un repère ? Un repère fait d'Histoire, d'usages, de sens (au pluriel <=> polysémie) et donc synonyme de culture dans ses représentations, ses pratiques et ses sous-entendus.
Et le malentendu devient rencontre mettant à l'épreuve l'ouverture à l'Autre. La polysémie permet le chiasme et d'une seul coup "il faut choisir de vivre simplement pour que d'autres puissent simplement vivre". J'attends le premier chiasme artificiel avec impatience ... Et des néologismes aux oxymores, loin de tout "sémanfoutoir" le brouillard devient lumineux.
Il y a effectivement quelque chose de magiquement humain dans une Rencontre, même lorsqu'elle est uniquement épistolaire. Parce que si j'écris "Boris Vian ça s'écrit à la trompette", l'IA ne comprendra rien, alors que mon interlocuteur/trice, si.
Mais que je sois honnête : je ne trouve pas de remplaçant satisfaisant. Et l'idée d'un garde-flou ne m'enthousiasme pas.
Alors merci Marie Dollé.
Quand je lis le commentaire de @Philippe47, je me dis qu'il y a des esprits brillants, fins et qui sont capables d'avoir un point de vue aussi intelligent qui fait du bien ! Et c'est étonnant de s'apercevoir que le fonctionnement de ta communication @Marie avec nous, lecteurs de tes posts, est à l'image de la communication de l'IA, en half duplex : tu nous proposes une réflexion, une idée, une pensée, et nous au travers des commentaires, réagissons ;-)
A quand une proposition d'un live avec toi et tes lecteurs autour d'un full-duplex ?