Quand j’écris une newsletter, je n’écris pas pour un public. J’écris pour quelqu’un. Parfois je sais pour qui, parfois non. Il y a quelque chose de magnétique là-dedans. Comme si écrire, c’était lancer une fréquence, et attendre que quelqu’un, quelque part, vibre sur la même. Ce n’est pas une stratégie d’audience, c’est une intention. Une sorte d’appel discret qui dit : “je suis là, et toi ?” Et parfois, la vibration revient.
Je ne compte plus les rencontres nées de ce mouvement. Des gens que je n’aurais jamais trouvés ailleurs. Qui arrivent au moment juste, dans le bon angle du monde. Comme si les mots savaient mieux que moi où aller.
Internet a facilité cela, oui, mais l’a aussi perverti. En codifiant : avec des algorithmes, des bulles, des grilles de lecture. On dit souvent que notre société à détruit les relations. En réalité, elle les a organisées, et c’est peut-être pire.
Car dans tout ça il y a un rapport à l’autre qui s’est un peu perdu.
Dans l’autre j’entends l’Autre avec un grand A, celui qui me déplace, qui me fait sortir de mon monde. Pour Sartre, c’est ce regard qui me fait prendre conscience que j’existe aux yeux de quelqu’un d’autre, et parfois ça dérange, parce que ce regard me définit un peu, il me montre une image de moi que j’avais pas choisie. Et chez Lacan, l’Autre, c’est le lieu du langage, du symbolique : ce par quoi je passe pour devenir un sujet. C’est extérieur à moi, mais c’est aussi ce qui me structure de l’intérieur, malgré moi.
Bref, l’Autre est indispensable, car sans lui, je ne suis qu’une version partielle de moi-même. Ou carrément à côté de ce que je pourrais être.
Et ça, c’est important à comprendre, surtout maintenant que les LLM nous donnent accès aux Autres, mais avec un S. Un pluriel apparemment riche, presque infini, mais déjà trié, aplani, organisé selon des logiques qui nous échappent. et c’est un piège : une altérité sans altération.
J’ai récemment découvert Airpanel, une start-up qui utilise l’IA pour simuler des panels consommateurs. Vous voyez ? Ces groupes de personnes qu’on interroge pour savoir ce qu’ils pensent d’une pub, d’un produit, d’un message. Sauf qu’ici, il n’y a plus de personnes : les réactions viennent d’agents IA, entraînés à incarner des profils types. Une forme d’anthropologie inversée : au lieu d’observer les humains, on interroge directement ce que les modèles ont retenu d’eux. Ce n’est pas un miroir, c’est un prisme inversé : on y diffracte une moyenne statistique en une multitude de voix singulières, mais toutes issues de la même lumière.
Et les tests effectués montrent quelque chose de troublant : les verbatims générés ressemblent parfois, mot pour mot, à ceux d’un vrai panel.
Philosophiquement c’est brutal, cela suggère que nos goûts, nos opinions, nos émotions… peuvent être simulés. Qu’on est prévisibles et modélisables. On le pressentait, certes, mais pas avec une telle précision, et surtout pas à cette échelle.
Charles Pépin parle même d’une nouvelle blessure narcissique de l’humanité. Et c’en est une, oui. Mais comme toujours, on a le choix : on peut continuer à préférer ce qui nous conforte, ou prendre cette claque comme un rappel.
Et ce rappel le voici : les LLM, nous offrent un accès inédit à l’humanité, et, à travers elle, une meilleure compréhension du monde et de nous-mêmes.
Parce que dans cet outil, le savoir ne se présente pas sous forme figée : il est malléable, adaptable. C’est un accès inédit aux archives humaines, non seulement par leur volume, mais surtout par leur plasticité : on peut poser une question, puis la reposer autrement. Demander un exemple, une image, une autre voix. Revenir sur ses pas, explorer un détour, insister sur un détail. Le savoir se laisse reformuler, redéplier, jusqu’à devenir compréhensible pour soi. C’est une forme de pédagogie mouvante, presque organique. Un mode d’emploi du savoir, à 360°.
Et ça, c’est précieux. Mais ce n’est pas suffisant.
Car (se) comprendre, ce n’est pas exister. Exister, c’est mettre en jeu quelque chose de soi face au monde : être vu sans garantie, déplacé sans préavis. Se risquer.
Et pour ça, il faut un regard qu’on ne maîtrise pas.
Il faut l’Autre.
MD
L’autre est un miroir. Son regard est un miroir… mais inversé ! Sinon déformé ! A force d’introspection, nous apprenons à regarder notre âme. Cette connaissance est tellement personnelle que nous pensons qu’elle est unique. Mais les IA démontrent, dans l’exemple du panel, que nous sommes une communauté humaine, avec des variantes certes, mais globalement semblables. Nous nous regardons, nous interprétons, nous mettons en exergue nos différences, parce que nous avons une personnalité à défendre. Mais nous restons dans la communauté. Unique et identique…
Réfléchissons, nous humains sommes bien supérieur aux machines car nous avons une personnalité. Certains diront : une âme !
S'il me faut traduire mon expérience des IA, j'ai bien mesuré l'utilité des productions "analytiques". Je n'ai jamais utilisé d'agent conversationnel, donc je vais m'abstenir de m'exprimer sur le sujet. Mais j'ai la chance d'avoir réalisé ces expérimentations à plusieurs, sans impératif de consensus et avec le débat comme sport collectif pratiqué. Et au bout de multiples expériences/tests effectués, il y a une chose dont je suis absolument sûr. Ces IA ne sont pas des "Autres" ce sont des producteurs de rationalité, de synthèses, de cartographies et tout plein d'autres choses mais qu'est-ce que c'est bien rangé ! Or l'Autre dont on ne maîtrise pas le regard, comme vous le dites très bien, cet(te) Autre peut être le prisme au travers duquel je perçois le reste : son indépendance et son imprévisibilité disent la chance que j'ai de l'avoir près de moi. Et je n'en prends réellement conscience que quand "tout s'arrête". "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" disait Lamartine. Voilà bien un aphorisme qui ne risque pas de concerner la moindre IA.
Merci Marie Dollé.