Mon père est en train de s’éteindre.
Avec lui, disparaît le dernier vestige d’un amour inconditionnel dans ma vie. Ma mère, l’amour de ma vie, est déjà partie. Mes grands-parents aussi. Il ne reste plus que lui, fragile, vacillant. Et je suis là, immobile, suspendue dans ce moment où chaque inspiration devient précieuse, comme si le temps s'effilochait entre mes doigts, impossible à rattraper.
Mais que reste-t-il vraiment ?
La tristesse ? Oui, elle m’envahit, mais elle n’est pas seule. Il y a aussi cette étrange clarté qui se dessine. La fin nous force à voir ce que nous avons ignoré, comme si la mort éclairait tout d’une lumière crue. Chaque mot, chaque regard devient plus lourd, plus dense, plus réel. Et alors que le monde se prépare à s’effacer, il ne reste que l’instant présent, où tout prend sa juste place.
Je me demande : le sait-il ? Ressent-il, comme moi, que la fin est proche ? L’idée qu’il puisse savoir me déchire. Nos regards, lourds de non-dits, étouffent sous le poids de tout ce qu’ils voudraient exprimer.
Un adieu ? Oui, ce sera celui-là. L’adieu définitif. Il n’y aura plus cet amour pur, inconditionnel, qui ne demande rien en retour. Un amour qui ne se mérite pas, mais qui est là, indéfectible, simplement parce qu’il a toujours été là.
J’ai mes propres enfants, bien sûr, mais l’amour que je leur donne est teinté de responsabilité, de peurs aussi. Avec eux, je veille. Mais lui — lui était mon refuge. Aujourd’hui, je tiens sa main, aussi fragile qu’un souvenir, là où autrefois c’était lui qui me portait. Il y a une mélancolie dans ce renversement, un chagrin tacite à devenir le gardien de celui qui me protégeait autrefois.
Le monde semble plus lourd, comme s’il pleurait déjà son absence.
Quand il sera parti, qui gardera les fragments de mon enfance ? Qui se souviendra de ces moments que j’ai oubliés, mais qu’il portait en lui, comme un livre qu’on n’ouvre plus ? L’amour parental est si discret qu’on en oublie parfois sa présence, jusqu’à ce qu’il disparaisse. C’est alors qu’on découvre le vide, la solitude silencieuse qui s’installe. Et soudain, on se sent terriblement seul.
Bientôt, il ne restera plus personne. Plus personne qui a toujours été là.
On parle de “deuil vivant” - celui qui précède la perte, qui nous suspend dans cet entre-deux où l’on sait, où l’on attend, mais où l’on n’est jamais vraiment prêt. Christian Bobin disait : “Pour qu’une chose soit vraie, il faut qu’en plus d’être vraie, elle entre dans notre vie.” Le deuil, c’est exactement cela : une réalité qui s’insinue en nous, qui devient une part de nous.
Quand maman est décédée, je me souviens de ce médecin, de ses mots aussi simples qu’inattendus : “Regardez votre bras. Voyez ce sang qui coule ? Elle vit en vous.” C’était une manière de dire que le deuil ne signifie pas la fin, que l’être aimé continue de vivre à travers nous. Mais ce que je comprends aujourd’hui, c’est que ce ne sont pas les mots ou les théories qui apaisent la douleur. C’est l’acceptation d’un vide.
Dans ce monde moderne, nous avons oublié cela.
Aujourd'hui, le deuil est devenu un produit, vendu et consommé. On parle de "grief tech", un secteur en expansion qui englobe mémoriaux virtuels, "deadbots" et avatars numériques recréant nos défunts via l'IA, le machine learning et les deepfakes. Ces technologies, capables de reproduire voix et visages avec une précision troublante, permettent de créer des versions interactives des disparus à partir d'archives vidéo, audio ou textuelles. Des entreprises comme HereAfter AI se consacrent à préserver les souvenirs à travers des conversations simulées basées sur des données personnelles. Pendant ce temps, la start-up berlinoise Tomorrow Bio va plus loin, promettant la cryogénisation des corps en vue d'une future réanimation.
Tout cela… pour quoi ?
Dans un monde obsédé par la conservation de la mémoire, ces illusions technologiques prétendent offrir une continuité de présence. Pourtant, elles ne font que repousser l’inévitable : la perte véritable, irrévocable. Parce que l’amour et la vie, eux, ne peuvent être simulés. Ils reposent sur l’imperfection, et surtout, sur l’irréversibilité de la mort.
Ce que l’on fige meurt deux fois : une première dans la vie, une seconde dans l’illusion de l’éternité. Et cette quête d’immortalité nous éloigne de l’acte d’amour véritable : celui de laisser partir. Le deuil ne peut pas être réduit à une transaction numérique ; c’est un processus profondément humain, façonné par des souvenirs qui s’estompent peu à peu et des détails qui se brouillent, comme une peinture de Turner se fondant dans la lumière.
Cet oubli, c’est aussi une manière de rester fidèle à ce qui a été. Et accepter l’absence, c’est permettre à l’autre de continuer à exister dans ce dialogue intime et silencieux que nous entretenons avec elle.
Parfois, les mots écrits par d’autres viennent nourrir ce dialogue. À Marseille, dans une librairie appelée La Pharmakeia, les livres sont prescrits comme des remèdes. On y croit que la littérature peut éclairer même les ténèbres du deuil, que certaines histoires guérissent des blessures invisibles. Comme cette histoire que Kafka aurait racontée à une petite fille qui pleurait la perte de sa poupée. Pour la consoler, il lui aurait écrit des lettres, faisant croire que la poupée était simplement partie en voyage et qu’elle lui envoyait des nouvelles de ses aventures. Un peu plus tard, il lui offrit une nouvelle poupée. La petite, surprise de la voir si différente de l’originale, s’entendit dire que ses voyages l’avaient transformée. Des années plus tard, devenue adulte, la petite fille aurait trouvé un mot caché à l’intérieur de la poupée : “Tout ce que tu aimes finira probablement par se perdre, mais l’amour reviendra sous une autre forme.”
Je sais que ce moment approche — celui où le deuil ne sera plus une abstraction, mais une réalité, où il deviendra une part de moi. Un vide que personne ne pourra combler, et que personne ne devrait combler.
Car au fond, le véritable travail du deuil n’est pas de combler l’absence, mais de lui faire une place. D’apprendre à l’habiter : “Que sa mémoire soit une bénédiction”, dit la tradition juive. Et peut-être que c’est là que réside la vérité : l’amour ne disparaît jamais vraiment. Il se transforme, prend d’autres visages, évolue avec nous. En acceptant cette réalité, nous ne sommes pas moins, mais plus — plus résilients et prêts à embrasser tout ce que la vie a à nous offrir. Et la mort, cette grande absente qui pourtant nous entoure de toutes parts, cesse d’être une ennemie.
Alors, que reste-t-il quand tout disparaît ? Ce n’est pas l’illusion d’une éternité figée, mais notre capacité à vivre avec l’impermanence. Et dans cette impermanence, nous découvrons une force nouvelle : celle de continuer à aimer, non pas en dépit de tout, mais précisément grâce à tout ce qui a été.
MD
À la mémoire de mon père, une étoile de plus qui a rejoint le ciel.
Savoir l'écrire, c'est déjà dire son amour et reconnaître sa tristesse, c'est une pensée partagée bien émouvante. Merci
Chère Marie, ce texte nous réunit tous. Je vous souhaite tout le courage nécessaire.