Ce siècle ne nous déshumanise pas. Il nous déshabite.
D'un côté, l'humain redéfinit son rapport à son propre corps.
De la théorie des germes (1860) aux médicaments GLP-1 (2023), nous sommes passés de la compréhension à l'administration.
Le corps n'est plus temple, il est start-up en quête d’optimisation. Il ne se laisse plus vivre, il se gère, il se comptabilise.
Pendant ce temps, Atlas, Figure-01, Clone Alpha, Protoclone sont autant d'androïdes en quête de chair.
Leurs tendons synthétiques se contractent à l’image des nôtres, leur mimétisme frôle l’illusion. Leurs capteurs proprioceptifs — ces senseurs qui leur offrent une perception de l’espace — captent ce dont nous nous désensibilisons, absorbés par nos écrans.
Ce n'est pas une simple avancée technologique. C'est un chiasme métaphysique — cette figure rhétorique du croisement, où deux réalités s'inversent et s'entrelacent.
Francisco Varela, biologiste et philosophe chilien, l'avait entrevu : sans corps, pas de cognition véritable.
La machine rêve de chair et de réalité, tandis que l’humain aspire aux circuits et aux mondes parallèles.
Notre trajectoire ne dessine pas une évolution, mais une évaporation.
Chronologie du Grand Chiasme
1. L'Écriture : première déchirure (~3000 av. J.-C.)
Dans Phèdre, Platon dénonçait la mort de la mémoire vivante, remplacée par des signes inertes. L'oralité meurt, la pensée se fige hors du corps. Les premières tablettes sumériennes marquent déjà ce premier exil de la connaissance hors de nous-mêmes.
2. L'Imprimerie : le savoir désincarné (XVe siècle)
L'explosion du savoir accélère l'abstraction. L'expérience directe cède la place au texte. Gutenberg invente moins une technique qu'une nouvelle façon d'être-au-monde : plus savants, mais déjà plus distants.
3. L'Ère numérique : Chronos dévoré (XXe-XXIe siècle)
Le temps s’accélère. Nous avons tout archivé, mais nous n’habitons plus aucun souvenir. Nous savons tout et ne retenons rien - Chronos dévore ce qu’il engendre.
4. Le Grand Chiasme : l'Humain s'évapore, la machine s'incarne (XXIe siècle - ?)
L'humain s’abstrait du réel, happé par les mirages du métavers. La machine, elle, apprend à marcher dans notre monde physique, conquérant l'espace que nous délaissons.
Nous avons cessé d'habiter l'espace
Un monde où l’éducation prépare à un futur qui n’existe plus.
Où le travail produit des corps nomades, des esprits évaporés dans le cloud.
Où l'intimité est à portée de pouce, mais hors de portée d'âme.
Où la politique quitte l’agora pour l’algora, cet espace algorithmique où la voix du peuple se dissout dans le bruit de l’écran.
L’Horizon s’efface ?
Pas pour tous.
Les robots apprennent à marcher tête levée. On leur enseigne la posture, l'équilibre, le regard vers l'horizon.
Et nous ? Nous marchons tête baissée, yeux rivés aux écrans.
Nous avons cessé d'habiter l'espace, d'inscrire notre regard dans la distance.
Husserl et Merleau-Ponty faisaient de l'horizon la condition même de la perception, cette ligne qui délimite et ouvre notre champ d'expérience.
Nietzsche y voyait la tension féconde entre l'homme et son devenir, cette frontière qui recule à mesure qu'on avance.
Aujourd'hui, il est hors de champ, relégué à l'arrière-plan d'une existence en deux dimensions.
Le projet du siècle
Ce n'est pas une fatalité technologique. Ce n’est pas une évolution spontanée. C’est un projet. Une industrie. Une colonisation.
Qui a intérêt à ce que l’humain s’évapore ?
Les GAFAM. Les biotechs. Les technocrates. Les idéologues de la performance.
Ce siècle ne nous déshumanise pas. Il nous dépossède. Et nous laissons faire.
Nous avons accepté :
Que nos émotions deviennent des émojis.
Que notre attention soit piratée par des algorithmes.
Que nos corps soient niés, hackés, dissous.
Que notre présence soit monnayable, exploitée, dépossédée.
Nous avons accepté le Grand Chiasme. Mais avons-nous déjà tout perdu ?
La frontière entre l’humain et la machine
Se pourrait-il que la véritable frontière entre humain et machine ne soit pas la conscience, mais la présence ?
Cette qualité ineffable d’être-là, d’habiter pleinement l’instant, l’espace, la rencontre.
Les smombies qui arpentent nos villes, regard rivé sur leurs écrans ont-ils plus de “présence” qu’un robot Atlas capable de danser ?
L’humain optimisé par ses applications, ses médicaments, ses prothèses numériques, est-il plus “incarné” qu’un androïde qui apprend à tâtonner ?
La question n’est plus : “Qui pense ?” Elle devient : “Qui est présent ?” Présent à soi-même. Présent à l’autre. Présent au monde.
Résister. Regarder. Renaître.
Alors, nous résistons. Nous tentons de revenir au corps.
Forest bathing, earthing, cold therapy, immersions sensorielles, inner dance, animal dance, … Nous nous drapons de couvertures lestées, enfilons des hoodies alourdis. Comme si ajouter du poids pouvait compenser notre absence.
Mais être là, est-ce seulement sentir ?
Le dernier chiasme sera celui du regard.
Et ce jour-là, l’horizon nous jugera.
Mais qui soutiendra son regard ?
Pas la machine, qui voit sans regarder.
Pas l’humain moderne, qui regarde sans voir.
Et toi ?
As-tu encore un regard à offrir ? Ou es-tu déjà fondu dans l’interface ?
Regarde.
Si tu baisses encore les yeux, alors oui… l’horizon est perdu.
Mais si tu lèves la tête, si tu regardes vraiment… Alors peut-être reste-t-il encore un monde à habiter.
MD
Encore une pensée d'une grande profondeur !
En conduite de carrière nous incitons ceux que nous accompagnons à regarder le grand paysage (horizon ?) pour trouver tout ce que vous évoquez, et être en marche, vers eux-mêmes, vers les autres, le "carburant" de la dynamique…mais aussi à regarder le petit paysage pour éviter de se faire une entorse en route vers le grand paysage.
Ne pas sacrifier le présent pour un futur trop éloigné et tellement chahuté ; ne pas sacrifier cet horizon au profit d'un présent presbyte…
MERCI !!!
Belle amorce pour un regard bien droit vers l'horizon, vers nos semblables, merci