Le week-end dernier, j’ai vidé la maison de mon père. Un moment inévitable que je repoussais. Parmi les innombrables objets qui sont passés entre mes mains, une paire de boutons de manchette. Ils étaient lourds dans ma paume. Avant même que mes yeux ne repèrent le sigle « 925 », je savais qu’ils étaient en argent.
Le poids précède parfois la raison. Sans réfléchir, la main sait. Elle jauge, elle juge. Comme si la densité d’une chose dictait son importance.
Ce n’est pas étonnant. Le poids ancre. Il est un signe de permanence.
Un bureau en chêne massif, des couverts en argent sterling, un livre relié en cuir : ils résistent au temps, ils imposent leur présence. Ils disent : "Je suis là, je compte."
Mais le poids est aussi un fardeau. Celui des responsabilités, des engagements, des souvenirs. Comme une maison pleine d’histoires mais vidée de vie.
Le poids donne de la substance, mais il peut aussi (r)enfermer.
Poids invisible, conséquence immense
Le numérique a tout allégé. Nos poches, nos bibliothèques, nos albums photos. Plus de lettres jaunies, plus de disques rayés. Tout tient dans une main, mais rien n’a de poids.
Les LLM qui imprègnent désormais nos vies semblent impossiblement légers — une simple boîte de texte, un cloud éphémère. Et pourtant, cette légèreté cache un double leurre.
Derrière l’écran on retrouve des serveurs colossaux, des kilomètres de fibres optiques. Une infrastructure bien réelle.
Mais surtout, une densité invisible.
Ces interfaces impalpables sont des réservoirs de savoir, où se condensent la mémoire, la créativité, l’expression humaine. Ce qui semble immatériel porte, en réalité, la gravité de toute notre civilisation — nos langages, nos histoires, nos schémas de pensée, compressés sous forme algorithmique.
Et cette dissonance que nous percevons à peine nous écrase.
Nous avons soulagé nos épaules, mais alourdi nos esprits. Sollicitations permanentes, surcharge cognitive, information sans fin. Une gravité sans masse.
On l’appelle charge mentale. Mais peut-être devrait-on l’appeler poids fantôme. Un poids qui ne se voit pas, ne se sent pas, et donc… ne se pose jamais.
Le temps, la gravité, le poids
Le poids physique est simple : P = m x g. La masse ne change pas, c’est la gravité qui fait la différence. Et la gravité, elle, dépend du temps.
Plus le temps s’étire, plus la gravité diminue. CQFD : ralentir allège.
Quand tout s’accélère, le poids s’intensifie. L’angoisse, la peur de manquer, l’obsession de tout voir, tout faire, tout réussir… Cela alourdit. Cela nous tire vers le bas.
À l’inverse, s’arrêter, méditer, ralentir, c’est comme flotter. Ce n’est pas l’apesanteur, mais un équilibre retrouvé.
Voici donc le grand paradoxe de notre époque : nous cherchons la légèreté dans la vitesse, alors qu’elle se trouve dans la densité maîtrisée.
Recréer du poids dans le numérique ?
Force est de constater que nous avons perdu l’habitude de sentir le poids des choses.
Dans le monde physique, le poids se ressent, se mesure. Comme sur les balances romaines, où il fallait éprouver une résistance pour en connaître la valeur. Mais dans le numérique, il se dissout. Il devient diffus, insaisissable.
Le problème n’est pas le poids lui-même, mais son invisibilité. Ce qui ne se voit pas ne se mesure pas, et ce qui ne se mesure pas ne se maîtrise pas.
Faut-il réintroduire des indicateurs de densité ? Rendre perceptible la charge cognitive, l’impact émotionnel, l’empreinte mentale de chaque action numérique ?
Quelques pistes d’exploration :
Économie de la gravité – Favoriser la profondeur sur l’engagement instantané. Concevoir des plateformes où la rétention prime sur la viralité, où la qualité l’emporte sur la quantité. Remplacer les social flywheels par des flywheels of meaning, où la viralité naît du sens plutôt que de l’addiction.
Seuils de signification – Valoriser la création par le temps et l’effort. Instaurer des délais avant diffusion et des cycles de maturation pour éviter l’instantanéité.
Densité sociale – Renforcer les liens plutôt que les multiplier. Privilégier la réciprocité et la durée des échanges. Alterner phases d’expansion et de consolidation pour éviter la superficialité.
Principes d’ancrage matériel – Intégrer des rituels physiques dans les flux numériques pour donner une matérialité aux actions virtuelles. Encourager la conversion du numérique en objet tangible, privilégier les outils engageant d’autres sens.
Jachère numérique – Intégrer des phases de pause pour laisser la pensée mûrir et éviter la saturation. Structurer des moments de recul, favoriser l’assimilation avant l’expression.
Le poids des mots
Peut-être que la “compétence gravitationnelle” est une clé essentielle du bien-être numérique, la capacité à naviguer consciemment entre apesanteur et poids.
Être en apesanteur, c’est ne plus sentir sa charge. Retrouver du poids, c’est retrouver de la substance.
Cette maîtrise pourrait suivre plusieurs niveaux : conscience du poids, modulation du poids, création du poids, jusqu’à l’art de l’équilibre gravitationnel.
"Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde." Camus pointait déjà l'importance de la justesse. Notre époque a commis une erreur plus profonde encore : confondre légèreté et liberté, immatérialité et progrès.
Entre l'argent massif et le pixel filant, nous avons perdu quelque chose d'essentiel. Non pas la nostalgie du poids d’hier, mais la conscience de ce que pèse une existence.
L'astronaute le sait : ce n'est qu'en retombant sur Terre qu'on découvre que flotter n'était pas voler.
MD
Merci à Jean-Yves Le Moine pour sa relecture avisée.
On se souvient du moment où Apple a abandonné le skeuomorphisme et ses boutons en relief sur fond de revêtement cuir. Le flat design a sans doute accentué cette désensibilisation. Même chose quand on a arrêté d'utiliser le vibreur de nos téléphones (qui se souvient des moments où le simple bruit d'un vibreur en conférence faisait bouger des dizaines de bras). J'ai l'impression que certaines interfaces cherchent tout de même à utiliser la "sensation physique". Par exemple quand tu te trompes de mot de passe la fenêtre se "secoue" comme si c'était ton écran qui bougeait. Les sons également "miment" des actions physiques, la plus ancienne étant le "tchic tchac" de l'appareil photo. Sinon sur l'aspect matériel de nos terminaux, je n'oublie jamais les kilos de chargeurs, cordons et autres adaptateurs que je conserve dans des tiroirs. Les téléphones se sont allégés (quoi que, plus tant que ça) mais tout ce qu'il y a autour (casques, chargeurs, enceintes, Jabra, caméra, micro,..) au final ça remplir le sac à dos. Et ça pèse.
Toujours aussi inspirante Marie, merci.
Ca m’inspire l’ équation :
C = (I*D)/(P*R)
Avec :
- C pour la charge mentale,
I représente l’intensité des sollicitations (notifications, flux d’informations, injonctions sociales),
- D est la densité cognitive, c’est-à-dire la complexité et la profondeur des informations à traiter.
- P représente les pauses et moments de recul (ex. méditation, silence numérique),
- R est la résilience cognitive (capacité à filtrer, ignorer, prioriser).
Conclusion ? Plus on introduit de pauses et on renforce notre résilience, plus la charge mentale diminue.