Rob Sullivan : confidences d’un chasseur de tendances
Aujourd’hui, je vous propose de bousculer nos habitudes. Ouvrons In bed With Tech sur l’univers chamarré et ô combien révélateur des experts de tendances ! Eh oui, en grande passionnée des signaux faibles que je suis, je vais forcément m’intéresser aux cerveaux atypiques qui ont accouché d’un article que je trouve brillant, d’un service totalement inédit. Des profils rares qui demeurent trop souvent dans l’ombre de la toile. Et je trouve cela regrettable. Du coup, j’ai voulu leur donner la parole. Les rencontrer, dialoguer … et vous rapporter ces échanges captivants.
Premier à répondre à mes questions : Rob Sullivan, le fondateur de Profecia, dont je vous ai parlé dans un article précédent. Ce cabinet britannique est spécialisé dans la détection des tendances émergentes. Avec autant de générosité que d’enthousiasme, Rob m’a entretenue de sa vocation, de ses astuces - peu conventionnelles mais redoutablement efficaces, des changements qu’il pressent. Son approche, édifiante, devrait en inspirer beaucoup. Bonne lecture :-) !
Rob, entrons dans le vif du sujet. Pourquoi êtes-vous si passionné par les tendances ?
Mon diplôme universitaire portait sur l’histoire de l’économie. J’ai toujours aimé l'histoire. Or les tendances, du moins celles à long terme, sont souvent liées à l'histoire, à l’évolution du monde. Les schémas se répètent, les idées se recyclent en se modernisant. Parfois, les contraintes technologiques font que les choses ne se concrétisent pas du premier coup, ainsi les véhicules électriques n'ont pas décollé au début des années 1900. Parfois, c’est une faille réglementaire qui pose souci, une mauvaise orientation comme la recherche sur le LSD dans les années 1960.
Mais souvent, des projets très prometteurs qui n’ont pu être réalisés dans le passé se concrétisent avec quelques variations dans le présent. Des comportements oubliés réapparaissent, comme le régime paléo. Le public réagit négativement à ce que la génération précédente a fait ; cela impacte la conception des produits, le type de marques qui apparaissent, etc. C’est le cas dans une certaine mesure avec l’opposition entre la génération Z et les baby-boomers. Les tendances sont aussi liées à la psychologie. Si vous comprenez les comportements humains fondamentaux et leur répétition (par exemple, tout le monde veut un raccourci), vous pouvez repérer les nouveautés qui se présentent.
Les tendances sont un domaine de recherche intéressant ; si vous savez déterminer où va le Zeitgeist, l’esprit du temps, vous pouvez créer des marques et lancer des produits au bon moment, mettre en place vos publicités de la meilleure façon possible, investir correctement, etc. S'appuyer sur ces tendances permet de mettre en place plus facilement une nouvelle activité sans avoir à se battre pour créer une demande là où elle n'existe pas encore. En outre, il y a tant de niveaux dans ce domaine que vous pouvez aussi bien vous intéresser aux tendances macro comme la durabilité et aux tendances micro comme … une nouvelle variété de chanvre !
En fait, j’aime me concentrer sur un tas de choses différentes. Me focaliser sur un seul produit, une seule industrie, ça m’ennuie. Bien sûr je m’intéresse à des secteurs définis, les biens de consommation (beauté, nourriture/boissons, biens durables/consommables ménagers, vêtements, fitness) et les produits DTC (direct-to-consumer). Mais presque chaque semaine, il y a quelque chose de nouveau à écrire, les tendances vont et viennent, de nouvelles entreprises apparaissent, de nouveaux types de produits, de nouvelles innovations en matière d'emballage, etc.
Quelles sont vos astuces personnelles, votre recette miracle pour détecter les tendances ?
Il y en a une tonne ! Certaines sont évidentes mais on n’y pense pas automatiquement, il est donc parfois bon de s'en souvenir. La clé de tout cela, c'est l'imagination dont vous faites preuve.
Par exemple, si je veux lancer une marque de produits pour les batteurs (qui s'étendra à d'autres types de musiciens au fil du temps), je vais poster des maquettes du dit produit sur le subreddit consacré aux percussions ou sur un groupe Facebook spécialisé. Si je publie plusieurs fois et que cela n'attire pas l'attention, je saurai que c'est un raté ou que je n'ai tout simplement pas de lien avec la cible que je cherche, que ce soit sur le plan émotionnel ou sur celui des besoins. Si je reçois des messages privés, des commentaires exprimant le désir d'acheter, je peux commencer à obtenir les premiers clients. Autre exemple : si vous avez un budget plus important, vous pouvez utiliser les publicités Facebook/ Instagram, cibler des audiences différentes et observer si vous obtenez des précommandes. On peut bien sûr envisager d’utiliser une liste d'adresses électroniques, mais les précommandes sont préférables pour valider une idée.
Pour le scraping web, (NdR : le web scraping est une technique d'extraction du contenu de sites Web, via un script ou un programme, dans le but de le transformer pour permettre son utilisation dans un autre contexte), j'aime utiliser import.io si je n'ai pas à parcourir beaucoup d'URL mensuels - vous obtenez 1.000 requêtes d'URL chaque mois. Ma co-fondatrice est une data scientist, donc si nous devons faire quelque chose de plus intensif, elle écrit un script pour cela.
Unicornads.com est une excellente ressource pour scruter les stratégies publicitaires des grandes marques et des marques émergentes dans de nombreux secteurs de consommation.
Si vous voulez garder un œil sur les marques dans un domaine particulier, vous pouvez le faire dans votre fil d'information sur lnstagram. Par exemple, si je veux détecter des acteurs émergents sur le secteur de la pet food, j'ajoute un tas de produits de ce type à mon panier, sans forcément les acheter. Je me ferai ensuite cibler par un tas d'annonceurs du secteur, dont beaucoup seront plus petits (et à la longue, je vais aussi me faire repérer par des nouvelles marques dans les annonces Google, le display, etc). D'un point de vue tendance, allez voir quel type de retombées ils ont, s'ils ont une distribution hors ligne, un intérêt pour le Search, etc.
Autre astuce assez cool quand on veut suivre l’évolution financière d'une grande marque de CPG : utiliser le suivi des numéros de commande. Si vous êtes sur MyProtein, vous avez pu observer la progression de Huel en regardant la différence entre les numéros de commande. Par exemple, le mois 1 - votre commande est #1.000, le mois 2 #1.500, le mois 3 c'est #2.400. Si ça augmente sans cesse, vous savez que la marque évolue rapidement. J'ai proposé à quelques grandes enseignes de produits de consommation courante de "tester" un panier d’une centaine de marques concurrentes, de commander des produits à prix minimum une fois par mois et de voir s'il y a des numéros de commande, s'il y en a, vous pouvez les suivre dans le temps. C'est un moyen d’identifier ces disrupteurs à longue traîne.
Si vous voulez vous faire une idée de l'agencement d'un marché, consultez le site le plus pertinent dans votre créneau. Par exemple, j’ai repéré beaucoup de nouvelles marques de compléments alimentaires et de domaines d'intérêt sur le site Holland & Barrett. Si vous regardez le filtre “catégorie de produits" généralement situé sur le côté gauche, vous pouvez avoir une idée immédiate des zones sensibles, des formats de produits, des marques émergentes.
Autre astuce : suivre les mots tendances sur Urban Dictionary et les croiser avec les mots-clés en vogue sur Google ou les hashtags sur Instagram et TikTok. Cela peut vous aider à repérer les prochaines tendances culturelles ou autres, la manière dont le langage change, comment il est utilisé.
Pour ce qui est du hors-ligne, je vais souvent dans les magasins pour observer comment l'espace en rayon change. Par exemple, je vais chaque semaine chez Tesco vérifier à quelle vitesse une nouvelle catégorie envahit un linéaire. Rien à voir entre des boissons BCAA (NdR : branched chain amino acids - est le nom anglais des trois acides aminés à chaîne ramifiée leucine, isoleucine et valine) qui ont stagné sur un créneau de la semaine 1 à la semaine 30, et des produits qui sont passés de 1 à 5 créneaux dans la même période. J’ai fait la même étude chez Boots au Royaume-Uni pour certaines gammes de soins capillaires. On peut aussi vérifier si un produit fait l'objet d'une remise permanente, en dehors des réductions saisonnières habituelles, ce qui constitue un indicateur de la faiblesse de la marque.
Quelles grandes tendances voyez-vous se dessiner pour l’avenir ?
Je me concentrerai plus particulièrement sur deux d'entre elles qui ont un impact sur les biens de consommation et le DTC. Nous en avons déjà discuté ensemble, Marie, mais je pense que la "déstimulation" et la “réinitialisation” vont être importantes.
Ici il faut repérer les mutations qui intéressent les universitaires, les investisseurs, les gouvernements et la culture. J'aime aussi les 4 tests d'a16z. D'Arcy Coolican a fait un excellent exposé sur ce sujet l'année dernière. Il faut envisager ce qui est inévitable du fait des changements démographiques (l'économie vieillissante est un sujet dont j'ai beaucoup parlé dans ma newsletter), des conditions économiques, des pressions environnementales, etc. J'ai vu le subreddit “Dopamine Detox” sortir de nulle part fin avril 2020. C'est un peu le début de la vague. Ensuite, Social Dilemma, le documentaire sur Netflix, a montré que l'intérêt culturel est là. Les gouvernements s'inquiètent du temps d'écran, des heures passées sur Instagram, TikTok, etc. Les investisseurs ont investi dans Headspace (93 millions de dollars, série C) et Calm.
Je doute que l'utilisation réelle des téléphones/écrans diminue, mais le désir de faire quelque chose contre la dépendance aux médias sociaux existe depuis un certain temps, je pense que cela ne fera que continuer dans les années 2020. Ce n'est pas seulement lié aux médias sociaux, mais aussi aux jeux vidéo, au porno, à la consommation de sucre, à d'autres déclencheurs de dopamine. Des industries massives sont impliquées (le porno est peut-être le plus concerné ; sur Reddit, des communautés entières s'y opposent). Une minorité significative pourrait réduire sa consommation des produits/services impactant le circuit de dopamine. Cela constitue de grandes opportunités pour les entrepreneurs avertis : suppléments, événements, vêtements, cours d'auto-assistance, applications ... Il est intéressant de voir le lien avec l'histoire : les moines et les communautés religieuses ont pratiqué la "désintoxication à la dopamine" pendant des siècles, alors que l'ère moderne ne fait que la modifier à sa façon. N'oubliez pas que la religiosité augmente généralement en période de difficultés économiques.
Logiquement, l'amélioration de l'habitat pour les plus aisés devrait connaître une accélération. Pour agrémenter leur lieu de vie, ils vont construire leurs propres gymnases, saunas, salles de loisirs et ainsi de suite. Durant le confinement, les accessoires de maison et de décoration étaient très en vogue pour donner de l'allure aux appels Zoom … et signaler ainsi son statut. Si vous prenez en compte la généralisation du travail à distance, notamment chez les cadres, vous devinez que les améliorations de l’habitat vont constituer une priorité. Les services dans ce domaine devraient connaître une hausse, car aucun nanti n’ira creuser des fossés, couler du béton et arroser des plantes. Ils paieront des milliers de dollars pour que d'autres personnes réalisent leurs travaux de jardinage. Il est donc probable que l’offre de produits technologiques pour l'aménagement paysager et la rénovation des maisons se multiplie. Au cours des 3 à 5 prochaines années, on devrait voir croître le nombre de robots intervenant dans ce secteur. C’est déjà le cas dans le domaine de la distribution et de la gestion des entrepôts mais cela va se diversifier : il s’agira par exemple de nous aider pour ériger des murs de soutènement, créer une terrasse ....
Où trouvez-vous l'inspiration ?
D'un point de vue business, je m’inspire de plusieurs amis qui sont entrepreneurs. L'un d'entre eux a lancé une marque de vêtements MMA (arts martiaux mixtes) qui se porte très bien en ce moment, avec un chiffre d'affaires de 1,5 à 2 millions de dollars dès la première année. Il a raison de miser sur la MMA, car ce sera un des sports les plus pratiqués aux États-Unis dans les dix prochaines années, peut-être même au niveau mondial.
Certains livres m'ont marqué. The Lean Startup traite de la façon d'obtenir un MVP, de tester ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, des tactiques de guérilla marketing, etc. J'ai également beaucoup apprécié Everybody Lies de Seth Stephens-Davidowitz, qui a vraiment renforcé ma méfiance à l'égard des enquêtes et des sondages et mon appréciation des données de recherche en particulier. Et l'importance des tests A/B pour les chercheurs et, plus généralement, la collecte de données sur le web lorsque c'est possible, etc.
Rob, pouvez-vous nous en dire plus sur l'outil que vous avez construit ? Comment voyez-vous son évolution ?
L'outil que ma co-fondatrice et moi-même avons développé est double. Dans la première partie, nous traquons les requêtes les plus exponentielles dans Google Trends, nous avons écrit un script pour le faire et tout récemment, nous y avons ajouté un élément de prédiction.
Nous avons formé un algorithme sur 5 000 tendances de recherche sur 5 ans. Je ne vous ennuierai pas avec les détails mais en gros nous fournissons maintenant :
Un format de lissage pour l'intérêt de la recherche (pour supprimer le bruit des requêtes).
Ce que l'algorithme a prédit comme intérêt (ligne rouge clair).
L’intérêt réel de la recherche (ligne bleu foncé).
Une prévision jusqu'à 6 mois à l'avance (ligne rouge foncé).
Des intervalles de confiance (ombre bleue).
Nous sommes encore en train de recalculer le taux de réussite, car vous pensez bien que le COVID et les différents confinements ont tout compliqué. Nous effectuons donc des tests à rebours et nous voyons dans quelle mesure notre algorithme a prédit l’arrivée des confinements en mars 2020. Nous pouvons donc voir quel est le "taux de réussite" en l'absence d'un événement de type Black Swan.
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Passionnant, non ? Je vous l’avais dit. Bon dimanche à tous et on se retrouve la semaine prochaine.
D’ici là, restez curieux.
Marie
NB : J’ai traduit l’interview de l’anglais.
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Le tweet de la fin…
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