Nous avons grandi avec une idée simple : la technique avance, l’humanité suit.
Mais cette idée du progrès est incomplète.
Depuis toujours, chaque grande technologie suit un mouvement en trois temps. Elle naît d’abord d’une abstraction : une loi physique, un algorithme, un principe mathématique. Ensuite viennent les outils : les objets, les gestes, les usages. Et enfin, parfois lentement, elle s’approprie. Elle s’incarne dans une culture. Elle transforme des manières d’habiter, de se nourrir, de se relier. C’est à ce niveau que la technologie cesse d’être un outil et devient un monde.
Et chaque fois un mythe apparaît. Comme une grille de lecture, un récit pour habiter ce que l’on crée.
Feu → Cuisson → Rassemblements. (Prométhée)
Le feu n’était pas seulement une source de chaleur ou un moyen de cuire les aliments. Il repoussait les prédateurs, rassemblait les âmes, créait un centre. Mais aucun outil ne disait ce que signifiait vraiment le feu. Prométhée a donné un visage à cette puissance. Il a rendu pensable ce que nous avions osé défier : voler une part du pouvoir divin pour la mettre entre des mains humaines. Ce geste fondateur n’est pas seulement un vol : c’est un passage. Une fracture. Une mémoire. Le mythe n’est pas un simple ajout poétique. C’est ce qui donne sens et cohérence à nos inventions
Agriculture → Outils → Villes. (Déméter)
Puis vint l’agriculture. Les outils de culture et les premières villes. Et avec elles, une transformation lente mais radicale : notre rapport au temps, aux saisons, aux vivants. Déméter, déesse des moissons, a incarné cette bascule. Elle racontait que les cycles pouvaient être apprivoisés mais jamais contrôlés. Elle disait qu’à chaque domestication correspondait une perte, une rupture.
Électricité → Moteurs → Cinéma. (Frankenstein)
L’électricité, ensuite, a bouleversé le monde. Elle a donné naissance aux moteurs, aux ampoules, aux microphones. Puis, peu à peu, un troisième niveau s’est incarné à travers le cinéma - une mémoire collective, capable de fixer le mouvement, le rêve, le temps. Mais cette force nouvelle a aussi réveillé une angoisse : et si, en maîtrisant cette énergie, nous franchissions des limites interdites ?
Au XIXe siècle, une simple décharge électrique faisait bouger les muscles d’un cadavre. Cette idée inspire Mary Shelley. Dans Frankenstein, un savant donne vie à une créature… qui lui échappe. Le roman incarne une inquiétude durable : celle d’un savoir qui se retourne contre ses créateurs et remet en question nos limites.
Et puis, récemment, est apparue une nouvelle bascule : la démocratisation de l’IA générative.
Algorithmes → LLM → ? (Alogos ?)
Jusqu’ici, nos outils agissaient sur le monde extérieur. Ils transformaient la matière, le vivant, l’espace. Aujourd’hui, tout s’est déplacé. Les nouveaux outils n’étendent plus nos gestes, ils interrogent nos imaginaires. Ils fouillent dans les archives de notre culture, brassent des images, des récits, des formes. Ils ne manipulent plus le réel, mais les représentations.
Et quelque part, un nouveau mythe se dessine.
On pourrait l’appeler Alogos, du grec a- (privatif) et logos (langage, raison, parole). Le voleur d’ombres. Ce qu’il dérobe, ce n’est pas la lumière, c’est son reflet. Ce n’est pas le sens, c’est son apparence. Il ne crée rien, mais il enfile toutes les formes. Il ne pense pas, mais il parle. Il n’a pas d’expérience, mais il en mime des milliards.
Cette machine ne transforme pas le monde, elle transforme notre manière de raconter. Elle recycle nos récits, les détache de leur contexte, les rend anonymes. Elle génère du contenu à partir du contenu, des phrases à partir de phrases, des images à partir d’images. Elle produit des boucles. Une récursivité sans fin.
C’est ce que j’appelle la Gödelisation du sens : quand les créations ne renvoient plus au monde, mais uniquement les unes aux autres. Le langage devient circulaire, auto-référentiel.
Face à cette boucle ? Trop d’histoires. Trop d’images. Trop de récits.
Pas assez de profondeur. Pas assez d’ancrage.
Et pourtant, dans ce repli, quelque chose se reflète.
Il faut aussi reconnaître ce que ce miroir a de singulier. Ce n’est pas un miroir ordinaire. C’est un miroir sans tain. On croit y percevoir quelque chose, mais ce que l’on regarde, c’est soi. Et c’est là, justement, que réside sa force. Alogos n’invente rien. Mais il met à nu. Il révèle des motifs que nous ne savions plus voir. Il nous oblige à regarder en face ce que nous produisons, ce que nous répétons, ce que nous avons cessé d’interroger. En cela, il n’est pas seulement un voleur d’ombres. Il est aussi un révélateur. Il ne parle pas avec intention, mais il nous renvoie à l’urgence d’en retrouver une.
Nos esprits linéaires sont dépassés. Mais le besoin reste le même : filtrer, ritualiser, symboliser. Ce qui manque, ce n’est pas la quantité de récits. C’est ce qu’ils étaient avant de devenir des objets. Peu à peu, ils se sont détachés du vivant. Ils sont devenus des décorations pour des esprits pressés. Mais ce dont nous avons besoin, ce sont des récits-racines. Des récits qui tiennent. Qui ancrent. Qui transmettent plus qu’un signal : une présence, une mémoire, une direction.
Mais avons-nous encore le regard pour jauger ? Non pas pour voir plus, mais pour voir juste.
Mercredi dernier, à Paris, je suis tombée sur une vitrine : Iris Galerie. Sur la façade, cette phrase : « Transformez votre œil en œuvre d’art. » Le principe ? photographier l’iris, l’imprimer, l’agrandir. Le transformer en image. Je me suis arrêtée. Ce n’était pas la première fois. Un copain VC m’avait déjà parlé de la success story en 2023 : 60 boutiques devenues 107 en sept mois, dans seize pays, en propre et en franchise.
Et là, j’ai pensé à ma fille. À ses yeux, la couleur du temps : marrons, verts, jaunes. Gris quand elle est en colère. Un regard qui change. Qui vit.
Et je me suis demandée : est-ce ça, notre époque ? Prendre ce qu’il y a de plus mouvant, de plus intime et le figer ? Le découper ? L’agrandir ? Le transformer en objet ? En décor ? Faire commerce de l’irréproductible ?
C’est exactement ce que nous faisons aujourd’hui avec les récits. Nous les arrachons à leur contexte. Nous les isolons. Nous les transformons en contenus brillants, interchangeables, jetables. Des objets. Des surfaces. Des œuvres sans sol.
Mais un récit n’est pas un produit fini. Ce n’est pas une illustration. Ce n’est pas un ornement. Un récit-racine n’est pas là pour plaire. Il est là pour porter. Il accompagne, il enveloppe, il relie. Il ne cherche pas l'effet. Il cherche la transformation. Il ne se contente pas d’être écouté. Il façonne ceux qui l’écoutent.
Pendant longtemps, cette fonction-là n’était pas séparée du vivant. Elle passait par la voix. Par des figures anciennes qui faisaient le lien entre l’invisible et le monde. Autrefois, les chamans reliaient les humains aux dieux.
Il faut désormais apprendre à relier les humains aux machines. Non pour les dominer. Mais pour ne pas s’y dissoudre. Cela suppose une culture du discernement, un ancrage dans l’esprit critique. Relier, ici, c’est cultiver l’attention. C’est affûter des formes d’intelligence capables de reconnaître les logiques invisibles, de comprendre les limites, de déjouer les séductions.
À nous de garder la main sur ce qui fait sens. Pas en surface, mais en profondeur.
Les outils modifient notre environnement. Les récits, eux, façonnent nos repères. Mais pour qu’ils nous transforment vraiment, encore faut-il les habiter, pas seulement les consommer.
MD
J’ai eu le plaisir d’échanger avec Sébastien Couasnon dans son podcast Tech 45’, autour du Selfpressionnisme. L’épisode est à écouter ici :)
Puisque nous sommes dans le grec ancien , je suis plus encline à voir dans le futur des LLM un xeno-logos, plus proche d’une vision asiatique de l’IA comme un “autre” système avec qui il va falloir composer, que du a-logos, a privatif, voire dépréciatif.
On constate de plus en plus d’associations réalisées par les LLM qui ne sont pas de l’ordre de notre logique, même si la matière initiale émane de nous, humains.
Les équipes de Claude ont beau décortiquer les prises de décisions de leur LLM, ils engendrent à chaque étape plus de questions qu’ils ne donnent de réponses.
Et les communications entre agents IA risquent de nous surprendre un peu plus à l’avenir.
Très juste, comme toujours. N’oublions pas l’époque Gutenberg, qui a accéléré le temps des machines vers le paradigme du jour (IA, IA, mais bientôt quantique…), et aussi celui de l’accès au savoir, à la démocratie de Montesquieu et au moins mauvais des systèmes. De même, il me semble que la mauvaise médecine fait du malade un objet, mais que la bonne guérit et guérira mieux le corps et l’humain avec, soutenue par la donnée. Le récit qui tient est peut-être là, en laissant le feu à sa place de feu pour mieux affirmer notre liberté.