Génération Régénération
Et si notre siècle se démarquait non pas par l’essor de l’hyper-technologie mais par le retour à notre propre humanité et à la nature ?
La régénération prend racine
En 1980, convaincu que les pratiques agricoles conventionnelles menaçaient la santé de nos sols et de nos écosystèmes, Robert Rodale prônait une approche basée sur la régénération des écosystèmes, restaurant la fertilité des sols et la biodiversité tout en réduisant l'utilisation d'intrants chimiques.
Fast-forward en 2023. Désormais, le principe de régénération prend racine partout dans le monde alors que des concepts tels que le biomimétisme - qui consiste à s'inspirer de la nature pour résoudre les défis technologiques et environnementaux, comme par exemple, l'utilisation de la structure des nids d'oiseaux pour concevoir des bâtiments plus efficaces sur le plan énergétique et résistants aux intempéries - gagnent eux aussi en popularité.
Fascinant à de nombreux égards, ce sujet pourrait transformer de façon significative notre façon de nous nourrir, de même que les modes de production agricole à grande échelle. Nous constatons déjà quelques signaux précurseurs, à l’image des Varietal Crop Crackers, des crackers fabriqués à partir d'un mélange de blé, de légumineuses et de graines, tous cultivés dans le cadre d'une rotation des cultures. Le résultat ? Des produits commercialisés avec différentes recettes, chacune représentant une culture de saison.
Régénérer… au-delà des sols
Mais ce phénomène ne se limite pas à nos sols ; il incarne un mouvement d'une magnitude bien plus grande. Alors que le 19ème et le 20ème siècle ont été marqués par l'industrialisation et l'adoption d'un modèle économique axé sur la production de masse et l’hyperconsommation, nous commençons à observer quelques signes de fissure. Le sociologue Remy Oudghiri parle même d’une grande inversion. “Aujourd’hui, tout a changé. C’est n’est plus la flèche qui est le symbole du progrès : de plus en plus c’est le cercle.” Plus encore, nous remettons en question notre relation intrinsèque avec une technologie entraînée dans une vague incessante de surenchère.
Car proportionnellement à ces avancées technologiques, les préoccupations autour de la santé mentale - déjà altérée par l’avènement des smartphones et des réseaux sociaux - sont elles aussi montées crescendo. Alors que Weber parlait de désenchantement, Camus de l'absurde et Lukács de réification, sommes-nous en proie à une “digitaliénation", qui encapsule les effets de la surconnexion, de la dépendance aux technologies et de la désintégration sociale qui en résulte ?
« Plus on essaie de contrôler le monde, plus il nous échappe »
Hartmut Rosa
À l’heure où se profile une nouvelle pandémie, celle de la solitude, l'humanité aurait donc plus que jamais besoin de renouer avec elle-même, ou plus précisément, de cultiver sa résonance, comme l'indique le sociologue Hartmut Rosa : « Nous devons apprendre à écouter le monde, à le percevoir nouvellement et à lui répondre. C’est une tout autre chose que d’en disposer. »
Des usages qui en disent long
Cette quête de résonance passera-t-elle par une déconnexion technologique, a minima partielle ? Récemment, je suis tombée sur ce graphique de Chartr basé sur les données du Pew Research Center. Il représente la pénétration du haut débit à domicile aux États-Unis. Un chiffre en particulier a attiré mon attention : les 18-29 ans sont le groupe d'âge où ce type de connexion est à la baisse.
Selon Chartr, cette tendance s'expliquerait par le fait que cette génération se fie davantage aux smartphones. Mais aussi paradoxal que cela puisse sembler, un mouvement semble se dessiner chez les plus jeunes, celui d’abandonner les smartphones sophistiqués au profit de téléphones plus simples. Communément appelés “dumbphones”, ces mobiles - généralement dépourvus de connexion internet - se limitent à leur fonction première : passer des appels et envoyer des sms. Et la tendance dépasse l’épiphénomène comme en témoignent les 8,8 millions de vues du hashtag #dumbphone sur TikTok et la multiplication par dix, en moins de trois ans, du nombre d'abonnés au subreddit du même nom. Ce phénomène n'est pas à prendre à la légère, car il s'inscrit dans un contexte plus vaste, celui de l'essor de la low-tech.
Une prise de recul technologique qui va de pair avec un besoin croissant de reconnexion avec la nature. Le subreddit r/GuerillaGardening en est un bon exemple, lui qui invite à cultiver des espaces urbains négligés pour y insuffler vie et beauté. Nous assistons également à un retour en force des activités en extérieur, notamment chez les jeunes, telles que la pêche (120 milliards de vues sur TikTok !), l'observation des oiseaux (1,1 milliard de vues), l'urban farming (250 millions de vues) ou encore la sylvothérapie (250 millions de vues). Dans la même veine, de nouvelles disciplines émergent comme le primal workout - ou “animal flow” -, un sport inspiré des mouvements primitifs des cueilleurs-chasseurs. Parallèlement, des organismes tels que ParX se consacrent à la “prescription de nature”. En 2020, le gouvernement britannique a ainsi alloué quatre millions de livres sterling à un projet pilote dans quatre régions touchées par le Covid. Et au Canada, les médecins ont la possibilité de prescrire du temps en nature à leurs patients via un accès aux parcs nationaux. Et que dire de l'essor du tourisme régénératif, où les voyageurs viennent “réparer” leur lieu de vacances ? J'utilise ici les guillemets autour du terme "réparer" car la régénération se distingue par le fait qu'elle ne vise pas tant à "réparer" un environnement qu’à (re)créer les conditions qui lui permettent de s'épanouir selon ses propres dynamiques intrinsèques.
Retail Régénération
Dans le domaine du retail également, des signes de changement se manifestent. Et je ne parle pas ici de l'essor de l'économie circulaire, mais plutôt de la volonté de revitaliser l’humain. Un exemple révélateur est la fermeture de huit des vingt-neuf magasins Amazon Go, ces magasins sans caissiers fourmillant de technologies. Quant à Apple, l’entreprise inaugure des séances shopping par vidéo certes, mais avec un expert bel et bien humain. Un exemple qui illustre une tendance plus large dont je vous ai déjà parlé : celle de l'essor du e-commerce conversationnel, où le processus de check-in/check-out se transforme en une interaction de type chat-in/chat-out. Parlant non ?
Mais le “retailtainment” ne constitue qu’une facette. Je suis convaincue que le commerce détient un pouvoir bien plus profond : celui de ressourcer les individus. En embrassant la dynamique régénératrice, le commerce dépasse l'acte d'achat en offrant aux individus bien plus qu'un simple produit matériel. Il leur propose une symbiose qui redéfinit le concept même de l'expérience.
Exemple : je vous parlais précédemment de l’essor de l’essor de la silvotherapie qui consiste à se plonger dans la nature et à bénéficier de ses bienfaits thérapeutiques. Pour capturer l'essence de cette expérience, les marques de beauté incorporent des fragrances rappelant la forêt dans leurs produits. Tatcha va encore plus loin en organisant un pop-up éphémère à Londres pour promouvoir sa nouvelle collection inspirée du bain de forêt japonais. Le point culminant de l’hyperphysicalité ?
Ce phénomène s’observe également à travers des marques co-évolutives et “actionnables”, qui mettent l’écosystème au centre. Elles vont au-delà des discours pour passer à l'action concrète, offrant aux consommateurs les moyens de devenir eux-mêmes des acteurs du changement. Par exemple, la plateforme "Action Works" de Patagonia connecte les clients avec des associations sur le terrain. Beautycounter milite en faveur de lois plus strictes en matière de produits cosmétiques et propose un service par SMS pour mobiliser ses clients. Oatly, quant à elle, mise sur le concret en nommant son blog “Things we do”.. En somme, pas de bla bla, place à l'action.
RaaS, regeneration-as-a-service
La régénération de l’homme doit aussi et surtout commencer sur le lieu de travail, car c'est là que nous passons une part importante de notre temps. Cependant, la véritable régénération va au-delà des perks superficiels et nécessite une approche systémique.
Comme l’explique Lumia, un centre de recherche et de formation dédié à l’entreprise régénérative : “Une entreprise deviendra véritablement régénérative quand elle créera les conditions permettant à ses systèmes et sous-systèmes socio-écologiques de prospérer, ce qui lui permettra de prospérer en retour. Dit autrement, ce qui est bon pour les écosystèmes et les parties prenantes desquelles elle dépend et sur lesquelles elle agit est également bon pour elle en retour.”
Si je vous ai déjà parlé du “bureau circadien”, une autre mesure, selon moi, pour favoriser une entreprise régénérative est de limiter le télétravail excessif. Bien que le travail à distance puisse offrir de nombreux avantages en termes de flexibilité, de réduction du temps de déplacement, ou encore de productivité, il est important de trouver un équilibre qui favorise également l'interaction sociale et le sentiment d'appartenance à une communauté. Encourager les moments de collaboration en présentiel, organiser des événements d'équipe et des activités de cohésion favorisent la régénération des liens humains au sein de l'entreprise. Comme Jake Wood, PDG de Groundswell, le souligne avec pertinence, le travail ne se résume pas seulement à notre contribution individuelle, mais implique également d'élever ceux qui nous entourent.
Pour accompagner ces transformations, il est essentiel de s'appuyer sur des leaders régénératifs plutôt que de simplement recruter des wellness officers, une tendance pourtant en vogue ces derniers mois. Ces leaders régénératifs vont au-delà du simple bien-être individuel et considèrent que celui-ci ne représente qu'une facette de leurs missions. Pour Wayne Visser, ce leader régénératif se caractérise par six habitudes clés. Il repose sur une pensée systémique, celle de la prise en compte de l'interconnectivité et de l'interdépendance des systèmes. Il favorise l'inclusion, l'empathie et l'intelligence émotionnelle, encourageant la collaboration et le dialogue. Et les coachs s’engouffrent d’ores et déjà dans cette niche - pas si niche que ça, finalement… - à l’image de Giles Hutchins, coach en leadership, podcasteur et auteur de “Leading by Nature” qui a développé un processus pour accompagner ce cheminement. Il propose notamment une immersion de deux jours en pleine nature dans les bois de Springwood Farm, dans le West Sussex. Cette immersion inclut une nuit en solitaire, des partages entre pairs et des réflexions s'appuyant sur des connaissances scientifiques de pointe, la psychologie du développement et des traditions ancestrales. Tout un programme.
Plus proche de la nature, de soi, des autres : en route vers un nouveau siècle des Lumières, où la lumière intérieure surpasse celle des écrans ?
MD
Je parle d’hyperphysicalité dans Le Monde :)
Ah l’économie régénérative, le sujet hype du moment !
Juste un point de débat dans ton analyse. "Je suis convaincue que le commerce détient un pouvoir bien plus profond : celui de ressourcer les individus". Si on attend d’entreprises de nous ressourcer, alors qu’elles cherchent à nous vendre quelque chose, et pour le moment toujours plus de choses, le monde marche vraiment sur la tête.
Merci 🙏 pour ce beau panel exploratoire sur un de mes sujets de cœur la régénération.
Comment faire des dirigeants des leaders régénératif et sans forcément passer par le coaching mais plus par le design de leurs organisations et systèmes :)
Ce serait super d’échanger sur le sujet ensemble si jamais une petite visio ou un petit podcast te dit :)