La confusion des sentiments
Dans un monde toujours plus irréel, doit-on ressentir plus fort ?
London, baby !
Récemment, j’étais à Londres. J’aime ces moments où je me promène dans une ville qui n’est pas la mienne, le regard en quête d’étincelles. Je flâne, j’observe, jusqu’à ce qu’un détail accroche mon attention. Une idée naît, s’étire, et je m’y attarde, jouant avec elle comme un chat avec sa pelote.
Tout a commencé à la boutique M&M’s : sur des tasses, des messages comme “I’m afraid of what might happen if I relax” (J’ai peur de ce qui pourrait arriver si je me détends) ou “Flawless? How about more flaws?” (Parfait·e ? Et si on ajoutait quelques défauts ?). Des mots qui jouent avec finesse sur nos fragilités émotionnelles.
Puis chez Liberty - temple du shopping chic londonien. Au rayon papeterie, les gratitude journals – ces carnets destinés à noter chaque jour ce pour quoi l’on se sent reconnaissant – côtoient désormais des poupées vaudou et des kits de catharsis : des pages pour coucher ses démons sur papier, avant de les brûler en bonne et due forme.
Ce n’était pas une échoppe obscure, mais Liberty, le Bon Marché de Londres. Un lieu conçu pour ceux qui ont tout, mais continuent de chercher. Ici, pas de feel good usé jusqu’à la corde, mais un message différent : feel everything. Comme si, au cœur de cet ordre parfait, on osait enfin admettre que vivre, c’est embrasser le chaos.
Danser entre les lignes
L’injonction au bien-être a toujours eu un goût un peu amer. Comme si le bonheur était un devoir, un objectif unique, immuable. Mais si on acceptait autre chose ? Le negative thinking, orienté avec finesse, peut être une force : prévoir le pire pour avancer avec plus de sérénité, voire embrasser la beauté de nos contradictions.
Le monde semble enfin s’éveiller à ces nuances.
Curieusement, nos œuvres culturelles l’avaient pressenti bien avant nous. Prenez les dessins animés. Ils ont quitté depuis longtemps l’innocence lisse. Dès Aladdin, le Génie, incarné par le talentueux et tout aussi complexe Robin Williams, fut une véritable révolution : un humour absurde, mêlant grimaces pour les enfants et subtilités pour les adultes. Puis Vice Versa a plongé dans nos émotions : la joie n’existe pas sans la tristesse, et nos chaos intérieurs sont une richesse. Depuis, ils osent aller plus loin. Soul nous interpelle sur le véritable sens de la vie, ancré dans l’être plutôt que dans le faire. Et Sauvages dépeint la lutte d’une adolescente contre la déforestation, une histoire qui interroge autant notre lien à la nature que nos conflits internes face à une modernité qui ébranle nos repères.
La vie en émoticônes
Nos langages, eux aussi, s’affranchissent de leurs cadres. Prenons les émoticônes, véritables icônes de nos échanges numériques. Leur mission première – traduire des émotions simples – semble presque naïve aujourd’hui. Il fut un temps où 😊 suffisait à exprimer la joie, 😢 la tristesse, et 😴 l’ennui.
Mais ce langage minimaliste n’a pas résisté à notre créativité. Ces petits symboles sont devenus le terrain de jeu du second degré. 🍵 n’évoque plus seulement une tasse de thé, mais les potins croustillants. 💀 ne parle pas de mort, mais d’un rire si intense qu’il en « tue » : “I’m dead.” ✨, quant à lui, éclaire les conversations d’une ironie scintillante, douce mais percutante, tandis que ⏳, ce sablier, s’incline désormais devant une silhouette envoûtante.
Les émoticônes ne sont plus figées. Elles s’adaptent, se détournent, s’enrichissent. Elles capturent nos émotions complexes avec une expressivité que les mots, à eux seuls, peinent souvent à transmettre.
Les “Émotimots” contemporains
Et eux aussi, changent, se transforment, se réinventent.
Hier, une personne discrète était simplement « timide ». Aujourd’hui, on dit demure, un terme chargé de nuances, mêlant modestie et élégance, une retenue empreinte de grâce. Comme les émoticônes, le langage refuse la simplicité. Il s’étire, joue avec les contextes, tisse des sous-entendus, et cherche à capter la complexité infinie de nos échanges.
Les mots-clés de la rétrospective 2024 Google en sont le reflet. Sigma incarne une solitude revendiquée, la force tranquille de celui qui s’écarte du tumulte. Skibidi, quant à lui, est un rire absurde, un cri joyeux et désespéré face au chaos d’un monde qui vacille.
Ce ne sont plus de simples mots, ni même des émotions. Ce sont des états d’âme, des éclats d’identité, autant de fragments qui composent la vie dans toute sa complexité.
C’est comme si nous étions passés d’un arc-en-ciel d’émotions – vaste mais clairement défini – à un arc-en-ciel holographique, aux reflets multifacettes. (Et soit dit en passant, la couleur holographique figure parmi les grandes tendances 2025 Pinterest.)
Un défi identitaire
Nous vivons une époque du « post-tout » : post-vérité, post-ironie, post-certitudes. Ce préfixe ne marque pas une fin, mais l’entrée dans une zone liminale où les repères vacillent et le sens reste à construire. Tandis que la machine atteint de nouveaux sommets, l’humain hésite : se réinventer ou se perdre.
Antonio Gramsci l’avait prédit : “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.” Nous sommes à un carrefour, où la question cruciale devient : qui sommes-nous, et où allons-nous ?
La révolution n’est plus technique, elle est narrative. Barthes l’affirmait : ce sont nos émotions qui façonnent nos croyances. Dans un monde saturé de récits manipulés, l’émotion et l’identité prennent le pas sur la technologie. Mais ces émotions elles-mêmes risquent de devenir des données manipulables.
Plus que jamais, nous avons besoin de penseurs et de poètes pour éclairer ce qui vacille en nous, mais aussi pour nous prémunir de la standardisation technologique. Des STEM (Science, Technologie, Ingénierie, Mathématiques), passons au SEL (Sensibilité, Émotion, Littérature) : cultivons ce que la machine ne sait pas être. Car dans ce monde de plus en plus irréel, une certitude demeure : ressentir, pleinement. Une confusion des sentiments, peut-être. Mais n’est-ce pas là le début d’une existence véritable ?
MD
💭 Voici l’une de mes bulles de réflexion de la semaine :
Merci Marie, magnifiques écho de la mythique Via Négativa ou de la Coincidentia Oppositorum de Jung et surtout de ses vers de Musset :
"Ne te disais-tu pas guéri de ta folie ?
N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bienvenu ?
Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie,
Si tu n'avais pleuré, quel cas en ferais-tu ?
Lorsqu'au déclin du jour, assis sur la bruyère,
Avec un vieil ami tu bois en liberté,
Dis-moi, d'aussi bon coeur lèverais-tu ton verre,
Si tu n'avais senti le prix de la gaîté ?
Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure,
Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux,
Michel-Ange et les arts, Shakspeare et la nature,
Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots ? "
Merci Marie ! Plus que jamais nous avons besoin de personnes comme toi qui nous apportent un éclairage singulier sur le monde ! Tu fais partie de ce collectif de penseurs et de poètes.
J'aime beaucoup l'idée de regarder le monde non pas seulement au travers d'un negative thinking (qui laisse à penser qu'il y a un positive thinking qui serait mieux), mais plutôt un opposite thinking, qui serait le yang d'une vision ying, un complémentaire.
Pour comprendre les comportements des personnes autour de soi, il est souvent plus pertinent de regarder quelles sont leurs peurs et du coup quels sont les comportements résultants, plutôt que leurs aspirations ou envies.
Continue à éveiller notre curiosité, c'est apparemment le filtre secret de la longévité (n'est ce pas Edgar Morin) !!!