Imaginez-vous dans un studio luxueux avec éclairage tamisé, appareil photo dernier cri… Un shooting photo digne des magazines de mode, à une différence près : il n’y a en réalité ni studio, ni photographe. Bienvenue dans une ère où l'IA - via des outils comme HeadshotPro, ProPhotos, Secta, Hotpot ou encore Aragon - promet de métamorphoser votre selfie en cliché corporate dernier cri, le tout pour la modique somme de $29, voire gratuitement si vous êtes un tant soit peu débrouillard.
La preuve en images : à gauche et à droite, mes selfies originaux ; au centre, ce que je considère comme étant la meilleure création parmi une cinquantaine de portraits générés par ces IA.
À première vue, le rendu est bluffant. Pourtant, en y regardant de plus près, quelque chose cloche : l’image paraît lisse, éteinte, vide du murmure d'une salle ou de la passion d'un photographe, de cet instant unique qui donne vie à l'image. C'est cette essence même qu’Oscar Wilde décrivait en affirmant que “Tout portrait qu'on peint avec âme est un portrait, non du modèle, mais de l'artiste”
Dans "Les Ménines", Diego Velázquez a littéralement incarné ce concept en insérant subtilement sa propre image parmi les sujets de la peinture. Cette démarche crée une interconnexion délicate entre l'observateur et l'observé, fusionnant les rôles de l'artiste et du sujet en une unité indivisible.
En revisitant l'histoire, des glyphes égyptiens à la gloire des dieux et des rois, à la Renaissance où chaque coup de pinceau racontait une histoire, il faut dire que l'art du portrait a parcouru un long chemin. Le 20ème siècle en particulier a bousculé toutes les conventions en se jouant des formes, des couleurs, des perceptions. Les Dadaïstes auraient donc probablement eu beaucoup à dire sur cette tendance contemporaine à l'uniformisation…
Dans le tourbillon des filtres social media et des technologies IA, la magie inhérente au portrait semble s'être évanouie, laissant place à des visages clonés. Dans un monde où tout est soumis à des mesures et des standards, cette uniformité est devenue la norme. Prenez par exemple Canva, valorisé un temps à $54 milliards. Son succès repose sur des templates prédéfinis pour chaque usage, reflétant une société en quête de solutions clé en main, valorisant le dupliqué plutôt que le distinctif.
Mais interrogeons-nous : et si ces outils étaient en fait une opportunité d'affirmer davantage notre individualité plutôt que de l'affaiblir ? Ces générateurs de photos ne sont que la surface émergée de l'iceberg. Aujourd'hui, la technologie nous offre une palette d'outils innovants. Il est désormais possible de se métamorphoser en une variété d'avatars, y compris en créatures animales, tout en traduisant fidèlement nos expressions faciales. De plus, nous avons à notre disposition tout un éventail de filtres pour personnaliser notre apparence, ainsi que des fonctionnalités pour ajuster et personnaliser notre voix selon nos préférences.
Pour sûr, nos interactions avec la pararéalité sont plus intenses que jamais, accentuant le jeu entre qui nous sommes réellement et ce que nous voulons montrer. Pourtant, ce n'est pas la technologie qui a inauguré cette danse entre vérité et artifice. Depuis toujours, l'humanité s'est parée de masques, que ce soit pour séduire, protéger, ou tromper. Les écrans d'aujourd'hui ne sont-ils pas simplement les masques d'hier ? À bien y réfléchir, le selfpressionnisme n'est rien de plus qu'un nouveau chapitre dans cette longue histoire de double je(u). Et finalement, n'est-ce pas un acte de liberté que de pouvoir choisir l'identité que l'on souhaite afficher, qu'elle soit le reflet de notre réalité ou une création purement algorithmique ? Mais, tout en tissant cette matrice technologique, ne courons-nous pas le risque de nous emprisonner dans nos propres conceptions, oubliant l'artiste derrière l'œuvre ?
MD
Super article comme toujours ♥️
Par contre, je pensais être débrouillard, mais impossible d’obtenir des portraits gratuitement… 🥴
Réflexion très riche comme toujours.
Pour apporter une petite nuance, je pense que ce sont deux choses différentes que de dire que les artifices de représentation de soi ont toujours exister, et les temps de jeux d'image aussi, mais c'en est une autre de dire qu'ils deviennent omniprésents, leur proportion dans nos vies a augmenté de façon démesurée, au point en effet de noyer notre "vrai" moi, notre moi offline.
C'est justement le vertige esquissé par le métaverse : si je passe X heures dans le virtuel tous les jours, ces éléments intangibles vont devenir ce que je considère être ma nouvelle réalité.
En outre, pour revenir sur la place de l'artiste : L'intelligence artificielle et la massification de la production de contenus qu'elle permet, vont chambouler la notion d'artiste comme créateur individuel (et donc propriétaire de sa création) et je trouve intéressante l'idée avancée par Jeff Jarvis que dans l'ère post Gutenberg, la notion d'art redevienne collective comme elle l'était avant la diffusion massive de l'imprimerie (il reprend le terme de parenthèse Gutenberg).