Smombies. Un mot-valise, né de la collision entre smartphone et zombie, dont notre époque a le secret. Né en Allemagne en 2015, sacré mot de jeunesse de l’année, il disparaît, revient, flotte dans le langage – comme s’il hésitait à s’imposer.
Hubert Beroche, lui, ne tergiverse pas. Il consacre à ce terme un livre entier – 264 pages d’analyse acérée, à paraître le 7 mars. Curieuse, je m’y suis plongée le temps d’un Perpignan-Paris en train. Et très vite, les idées ont fusé…
A-t-on seulement mesuré l’ampleur de ce geste imperceptible, répété des centaines de fois par jour – baisser les yeux sur son écran ? Bien plus qu’un tic, il façonne nos villes, marque nos corps, recompose nos interactions.
La preuve : en Corée du Sud, où le taux de pénétration du smartphone atteint 86 % en 2024, 61 % des accidents de la route impliquent un piéton absorbé par son écran.
Alors, là-bas, on s’adapte. Des signalétiques au sol passent du vert au rouge pour signaler l’arrivée des voitures. Ouf, les smombies n’auront même plus besoin de lever les yeux. Nous, si – au ciel.
Mais c’est presque anecdotique face à l’analyse que déploie Beroche.
On a voulu voir dans l’ère des réseaux sociaux le triomphe de Narcisse ? Erreur. Beroche rectifie : la majorité ne poste pas, ne s’expose pas, elle se tait. Happée par la machine zone – ce flux hypnotique et infini. Alors, plus qu’un miroir, c’est Chronos qui règne. Un ogre insatiable, qui dévore tout – lui-même et, surtout, le temps.
Le smombie n’est déjà plus qu’une ombre, happé par la lumière qu’il consomme. 390 à 750 nanomètres, du violet au rouge. Une onde électromagnétique qui éclaire son visage sans qu’il ne lève les yeux. Un spectre, dans tous les sens du terme. Un fantôme de lui-même.
Et dans cette existence spectrale, j’y vois surtout la composante bleue qui agit comme un parfait cheval de Troie biologique : elle s'immisce dans ses rétines pour mieux pirater son cerveau. Le contrôle ne s'arrête donc pas à son attention ; il s'étend jusqu'à ses hormones.
Mais même les fantômes ont un corps, et celui-ci se rappelle à lui.
Tech neck, douleurs cervicales, ride du smartphone, dos courbé… Un retour au primate, sans la liberté de la forêt.
Voici les premiers hominidés à évoluer à rebours – Homo descendens plutôt qu'Homo sapiens. Darwin n'avait pas prévu que le pouce opposable, chef-d'œuvre de l'évolution, finirait par opposer l’homme à sa propre humanité.
Et cela pose problème. Un problème urbain. Un problème de société.
Jane Jacobs nous l’a enseigné : une rue est sécurisée par ceux qui la regardent.
Fenêtres ouvertes, regards veilleurs. Présence invisible, mais dissuasive.
Mais à l’ère des écrans, qui regarde encore ?
Hitchcock en avait fait le ressort même de Fenêtre sur cour : ce regard attentif, scrutateur. Aurait-il eu le même effet si James Stewart n'avait fait que défiler son fil d'actualité ?
Aujourd’hui, ce basculement du regard — de la rue à l’écran — reconfigure l’espace public. Moins d’attention. Moins d’interaction. Moins de sécurité. Moins de justice.
Quand tout le monde regarde ailleurs, que reste-t-il de la vérité ?
Nous avons troqué l’agora contre l’algora. Et les villes se peuplent de présences absentes.
Marc Augé parlait de non-lieux ? Nous voici non-êtres.
Des travailleurs du clic aux data scientists, les smombies reconfigurent l’espace urbain. Le travail migre en ligne, mais la ville, elle, s’alourdit. Le télétravail redessine les flux, tandis que les datacenters, autrefois relégués aux placards à balais, s’imposent crescendo au cœur des métropoles.
Le smombie ne fait pas que traverser la rue, il traverse aussi les infrastructures, les frontières, les sphères d’influence. Son omniprésence numérique le rend à la fois invisible et stratégique. Outil passif, levier actif, il devient un rouage essentiel des conflits modernes : informationnels, cognitifs, économiques.
Aux États-Unis, l’assaut du Capitole en 2021 l’a prouvé : des foules dispersées peuvent être synchronisées à distance via les réseaux sociaux.
En 2024, en Nouvelle-Calédonie, TikTok a été coupé pour enrayer la propagation de vidéos virales attisant les émeutes.
Aujourd’hui, les guerres ne se gagnent plus seulement avec des armes, mais aussi avec des flux. Qui maîtrise l’infrastructure numérique contrôle l’opinion, oriente les foules, déclenche ou étouffe les crises.
Le cyberespace est devenu un territoire, et le smombie en est l’habitant le plus malléable.
Alors, comment relever les yeux ? La question est essentielle, vous en conviendrez. Beroche, lui, y répond et propose un remède : réenchanter la ville.
Repenser la ville, ce n’est pas simplement lutter contre la présence omniprésente des écrans. C’est redonner aux espaces urbains une capacité d’attraction, de surprise, d’interaction sensorielle. Beroche s’inspire de la gamification urbaine et du design actif pour imaginer des environnements où la ville devient un terrain de jeu.
Cette idée fait écho à ce que j’évoquais dans mon article sur le numérique sensible. Repenser la ville, c’est aussi réapprendre à résonner avec elle. C’est remplacer la nowstalgie – la nostalgie du moment non vécu – par la poéminance, vivre l’instant pleinement tout en permettant à ses sens de se révéler au fil du temps, comme un poème. Au fond, éveiller le sensible, n'est-ce pas se reconnecter à l’âme du monde ?
L’exemple du nuage vert de Helsinki illustre cette démarche. Cette œuvre éphémère, projetée dans le ciel en fonction de la consommation énergétique des habitants, a transformé un phénomène abstrait en expérience collective et tangible. Plutôt qu’un simple indicateur numérique, le nuage matérialisait une donnée urbaine, qui incite à la réduire non pas par injonction, mais par engagement esthétique et ludique.
Même les infrastructures invisibles du numérique peuvent être intégrées dans cet effort. À Paris, une piscine des JO 2024 est partiellement chauffée par la chaleur fatale d’un data center. Ce type d’initiative repense la relation entre la ville et la technologie : non plus en opposition, mais en hybridation sensée, où le digital s’ancre dans l’urbain plutôt que de l’effacer.
"La ville post-écran déplace l'attention des écrans vers la rue. Contre la tentation de la surenchère informationnelle, elle travaille l'habitabilité de l'information."
Cette vision, que Béroche définit, n’est pas une utopie nostalgique, mais une nécessité face à l’épuisement attentionnel. Si les écrans captent, la ville doit séduire. Si le digital fragmente, l’espace public doit rassembler.
Car une ville sans regards n’est qu’un décor.
Et un décor n’a rien d’un foyer.
Parce qu’un espace public ne se traverse pas. Il s’habite.
Et pour habiter, il faut voir.
MD
Le livre “Smombies : les villes à l’épreuve des écrans” d’Hubert Beroche est disponible en précommande. Plus d’infos ici.
Love it
En lisant ton article, je pensais à un tableau que j'ai vu lors de la visite de l'expo Intime, de la chambre aux réseaux sociaux. Ce tableau présente le quotidien d'une femme dans les années 50 qui s'occupe de son intérieur et qui n'a comme contact avec l'extérieur une fenêtre, petite. Je trouve ce parallèle/opposé troublant. Toujours une histoire de fenêtre pour regarder le monde...
J'espère que tu as vu cette expo parfaitement en ligne avec tes sujets ?