À chaque époque sa révolution. De la vague d’industrialisation du 19ème siècle aux booms scientifiques, technologiques et culturels du 20ème siècle, autant de grandes mutations placées sous le signe de la disruption. Le 21ème siècle n’échappera pas à la règle, lui qui semble bien parti pour s’inscrire en tant qu’ère suprême du hacking.
Au fil du temps, cette notion a muté pour s’ériger au rang de philosophie universelle. Ici, il n’est plus question uniquement de s'infiltrer dans des systèmes informatiques de façon illégale ou malveillante, mais bien de révolutionner les fondements de notre société. On parle de growth hacking, de dream hacking, de mind hacking, de sense hacking, de bio hacking… Le concept n'est absolument plus cantonné à des sous-cultures numériques; il a évolué pour devenir un business model à part entière, un mode de pensée même.
Dans cet esprit, les entreprises d’aujourd’hui privilégient une innovation rapide, adoptant le rythme effréné des hackers avec des cycles d'itération accélérés pour développer produits et services. Ces "sprints" ont pour but de concevoir rapidement des versions minimales viables (MVP) pour immédiatement recueillir les impressions des utilisateurs et adapter leurs offres en conséquence. Parallèlement, le modèle du hacking encourage la disruption du marché, invitant ses acteurs à rechercher et exploiter les faiblesses du système à leur avantage. En questionnant les normes établies, ces sociétés ouvrent la voie à des solutions novatrices, souvent plus efficientes et économiques. Ici, l'échec n'est pas un tabou mais un tremplin dans une logique d'entreprise où les risques sont non seulement acceptés mais encouragés, chaque faux pas étant considéré comme une leçon.
Le hacking infiltre aujourd'hui des domaines aussi variés que la communication et l'art, démontrant sa polyvalence. Des adolescents utilisent ingénieusement AirPods et Google Translate pour discuter discrètement en classe, tandis qu'un artiste interroge notre confiance en les données numériques en créant des embouteillages fictifs sur Google Maps à l'aide d'une charrette de smartphones. Sur un autre front, Oatly révolutionne la campagne marketing par des tactiques de spam intentionnelles, ébranlant les conventions pour engager les consommateurs avec humour et perspicacité.
Cette volonté de redéfinition ne se limite pas à l'espace public ; elle s'étend au domaine du personnel et de l'intime. Le hacking, dans sa quête de repousser les limites de la technologie, peut également servir à réaffirmer et à enrichir l'expérience humaine dans ce qu'elle a de plus fondamental. L'entrepreneur Bryan Johnson incarne très bien cette mutation avec un projet ambitieux, celui de hacker le processus de vieillissement. À l'autre bout du spectre, le sense hacking, tel qu'exploré par le professeur Charles Spence de l'Université d'Oxford dans son livre, révèle à quel point le hacking peut s'immiscer dans notre être le plus intime : dès lors, il ne s'agit plus de révolutionner des industries mais de remodeler notre propre expérience sensorielle. Concrètement, cette pratique promet de nous rendre plus heureux et en meilleure santé en nous apprenant à mieux utiliser le pouvoir de nos sens. Qu'il s'agisse de créer des ambiances sonores aux vertus apaisantes, d'utiliser les huiles essentielles pour améliorer notre humeur, de faire du “dopamine dressing” pour influencer notre état d'esprit, de prendre soin de notre peau pour renforcer les connexions émotionnelles, ou de redécouvrir les aliments à travers le foraging, toutes ces activités relèvent d'une forme de “hacking du soi”.
Car sous ses multiples facettes, le hacking se fait le catalyseur d'une société obsédée par l’idée de repousser ses limites tout en se réappropriant ses origines, sa primarité. C'est pourquoi, même hyperconnectés, nous convoitons des moments de déconnexion : face au FOMO qui rythme notre quotidien, le NOMO (Necessity Of Missing Out) n’est jamais bien loin… C'est pourquoi, alors que l'IA nous pousse vers une quête de perfection, nous recherchons l'imperfection comme rappel de notre humanité.
De la conquête de l’infini à la (re)découverte du fini, de l’audace de l’innovation à la sagesse de l’introspection : le hacking n’a pas fini de se nourrir du paradoxe de l’humain, le plus puissant levier de transformation de tous les temps.
MD
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